Fyctia
Chapitre 16
Le chemin sinue entre deux rangées de pins. Inutile de prendre la route. Le petit n’aurait pas pris ce risque. Victorien range sa casquette dans sa besace. Ici, le soleil discret se contente de faire quelques apparitions entre les branches. Bien qu’il ne sente pas la fatigue, il s’assoit contre le tronc d’un arbre. L’eau de la gourde coule un peu sous le menton. Dans la besace, il prend une enveloppe. De l’enveloppe, il sort une photo. Le visage d’un homme jeune aux cheveux ébouriffés et aux yeux foncés lui fait face, avec dans le regard une supplique qui donne le vertige : Baptiste.
S’il avait été à sa place, il aurait suivi le même chemin. Son intuition ne l’a jamais trahi. Baptiste est passé par là. Arrête-moi si je me trompe, petit : tu as suivi la voie ferrée en te cachant dans les taillis au passage de chaque train. Tu as sans doute évité le gros arbre, trop dégagé. Tu as laissé les rails sur ta droite et tu t’es lancé sur ce chemin, celui-là même où je me trouve. Tu t’es peut-être assis au pied de cet arbre à regarder les fils suspendus aux poteaux télégraphiques sur lesquels se reposent quelques hirondelles. Tu disais que ces lignes tracées dans le ciel te rappelaient quelque chose, mais quoi ? T’en fais pas, on trouvera… La mémoire peut bien jouer des tours, les souvenirs restent gravés à tout jamais.
Victorien range la photo dans l’enveloppe, l’enveloppe dans la besace. Quand le vieux, sous le chêne, avait parlé de la ferme des Morel, la sonnerie avait retenti dans sa tête et la chaleur moite s’était déversée dans son ventre jusqu’aux cuisses. C’était le signal. La façon dont son intuition se manifestait à lui. Il lui avait toujours obéi. Il lui devait la vie.
Les yeux fermés, les images reviennent. 16 juillet 1942. Sa mère et David, dans le bus. Le regard de sa mère, telle une porte cadenassée, le repousse, le force à l’immobilité, à l’indifférence. La veille, l’alarme avait dégouliné de son crâne jusqu’aux genoux, cassant une érection douloureuse. Par précaution, il avait pris l’habitude de se coucher tout habillé. Juste le temps de traverser la rue, de se perdre dans la nuit, de pédaler sur son vélo poussé par l’espoir d’arriver à temps chez sa mère, avant que les portes soient défoncées, que le sang gicle au bout des matraques, que les gradins se remplissent, que les portes des wagons plombés se referment… Il était arrivé trop tard.
Lui s’en était sorti. Grâce à sa chance insolente. Toujours sur le fil du rasoir, mais prenant chaque fois la bonne décision, au bon moment. Il s’était retrouvé dans la Résistance, sans avoir rien eu à décider. Le déroulé de sa vie s'organisait, de manière intuitive, dans l’ordre des choses évidentes. T’es né sous une bonne étoile, profites-en ! disaient les camarades. Alors les missions un peu délicates étaient pour lui. Ça lui convenait. Obéir… ne pas choisir… Aujourd’hui, l’ordre vient de Louise. Mission prioritaire.
Victorien reprend sa marche. Son regard oscille entre les lignes parallèles tracées par les fils électriques dans le ciel, d’un poteau à l’autre. Il y voit un signe qu’il ne décrypte pas. Tous les dix pas, il s’arrête, fouille les taillis, appelle : Baptiste ! C’est moi, Victorien… Où peut-il être ?
***
Jean traverse la cour carrée de la gendarmerie, à l’ombre derrière ses grands murs. La journée s’annonce belle. Il fera chaud. L’aronde bleue l’attend, garée entre deux platanes. Le mot gendarmerie s’étale, en lettres blanches, sur les portières. Dans la voiture, Jean pose son képi sur le siège du passager. Il vérifie que la clef se trouve bien sur le contact. Les mains sur le volant, il observe, installée sur le capot, une mouche posée sur ses quatre pattes arrière, occupée à frotter avec beaucoup d’application ses deux pattes avant autour de sa trompe. Inutile de la déranger. De sa main droite, il fait pivoter le rétroviseur sur son axe plusieurs fois, pour le replacer finalement dans sa position initiale. À travers la lunette arrière apparaissent quelques fenêtres du bâtiment dressé derrière lui. Il imagine le regard discret de Dubois posé sur lui. À nouveau, sa main se pose sur le volant. Sa toilette terminée, la mouche décolle en agitant ses ailes invisibles. Un signal comme un autre. La main droite quitte le volant, les doigts saisissent la clef de contact. Jean prend une profonde inspiration, tire sur le starter. Un soubresaut secoue la voiture. Un nuage sombre s’échappe du pot d’échappement. Le moteur tourne. Le pied gauche appuie sur la pédale d’embrayage, la main droite enclenche la marche arrière et desserre le levier du frein à main, le pied droit pèse progressivement sur l’accélérateur pendant que le pied gauche s’allège lentement. La voiture recule. Les mains tournent le volant. Arrêt. Embrayage. Point mort. Première. L’aronde avance vers le grand portail. La barrière se lève actionnée par un jeune homme encore imberbe, costumé d’un uniforme trop grand, la main contre la visière de son képi.
Bénédicte replie la lettre. Elle la fait glisser dans l’enveloppe dont un coin est barré de deux lignes diagonales bleue et rouge, à l’en-tête de la gendarmerie. Elle l’avait décachetée à l’aide de ses petits ciseaux de couturière. Ses yeux s’attardent sur l’écriture serrée, aux angles pointus, légèrement penchée sur la gauche qui dessine son nom et son prénom, précédés de Mademoiselle. Elle sourit, et la range dans le tiroir de la commode où elle a conservé toutes les lettres de Jean. Devant la glace, qui recouvre la porte de l’imposante armoire héritée de ses parents, elle s’examine. Habituellement, ce sont ses clientes qui évaluent, ainsi, l’effet de leur nouvelle robe sur leur silhouette :
— Vous ne trouvez pas que ces fronces me grossissent un peu ?
— Ma tante n’a porté cette veste qu’une seule fois, à mon mariage. Elle était déjà bien enveloppée… Il devrait être possible de la réduire… la raccourcir…
— Je craignais que le noir ne soit trop triste, mais que voulez-vous mettre pour un enterrement ? Finalement, ça allonge, ça amincit… Rehaussée d’une broche en or, je pourrais même m'en vêtir pour sortir… Ce col montant est d’une grande élégance. Je le cacherai par un foulard au cimetière… vous savez comment sont les gens…
— Mon mari m’a rapporté ce chapeau de Paris. C’est la dernière mode là-bas. Avec vos doigts de fée, vous allez bien me trouver une robe pour l’assortir…
Bénédicte pivote sur elle-même, sans quitter le miroir des yeux.
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