Bafouilleur Tu prendras soin du petit Chapitre 15

Chapitre 15

(suite du chapitre précédent)


Bénédicte prononce ces derniers mots comme une petite fille pose une devinette. Théo regarde autour de lui en secouant la tête.

— Heu… non… Qu’est-ce qu’il faut que je remarque ?

— Tu ne vois pas que quelque chose a changé ?

Les yeux de Théo font à nouveau le tour de la cuisine. Sa mère est de plus en plus étrange.

— Non, je vois rien.

— Tu sais, tu n’es pas obligé de m’en parler.

Voilà, c’est un piège ! Elle attend qu’il lui parle de l’homme. Mais puisqu’elle dit qu’il n’est pas obligé…

— Oui, je préfère pas…

— Comme tu voudras.

Bénédicte soupire, se lève et commence à débarrasser la table.

« Tu peux monter dans ta chambre, j’ai encore à faire ici, l’ourlet de la robe de Josette est à refaire.


Théo obéit, trop content de s’en tirer à si bon compte. Assis sur son lit, il reste un moment à écouter les bruits qui viennent de la cuisine. Bruits de vaisselle, de l’eau qui coule du robinet, de l’évier qui se remplit puis qui se vide, la porte du placard qui se referme, le glissement humide de l’éponge sur la nappe… puis le silence.


En bas, Bénédicte essuie une larme sur sa joue en contemplant son visage dans le miroir accroché au mur. Pourquoi est-ce si difficile ? Elle se sent devant son fils comme une collégienne prise en faute. Elle n’aurait pas dû retarder aussi longtemps l’annonce de sa décision. Théo a l'âge de comprendre, d’autant qu’il a toujours fait preuve d’une grande maturité. Trop grande peut-être. Elle a souvent le sentiment de se trouver face à un adulte en sa compagnie. Peut-être parce qu’elle le voit si peu. Quelques semaines par an, pendant les vacances, quelques week-ends...


Elle quitte la cuisine et allume le lustre du salon, devenu atelier de couture depuis que la machine à coudre en occupe la place d’honneur, depuis que ses doigts ont délaissé leur course sur le clavier pour tirer l’aiguille et piquer les épingles, depuis que la pédale poussive de la Singer a remplacé celles du piano. La robe de Josette est posée sur le mannequin. Bénédicte s’installe devant sa table, ouvre le tiroir, prend les petits ciseaux : tout l’ourlet à défaire… et à refaire… un centimètre plus court.


Un bruit de galop dans l’escalier la fait sursauter. Théo déboule en pyjama, les pieds nus, les yeux écarquillés. Il se plante devant sa mère, la dévisage, le doigt pointé vers elle.

— T’as coupé tes cheveux ?

— Ah ! Tu t’en aperçois quand même !

Elle tire sur ses mèches d’un geste qu’elle voudrait naturel, tout en souriant.

— Mais t’as coupé tes cheveux !

— Oui. Ça te plaît ?

— Mais pourquoi t’as fait ça ?

Bénédicte s’agenouille et prend Théo dans ses bras, ses yeux bleus plongés dans ses yeux noirs. C’est peut-être le moment de le lui dire.

— Tu trouves que ça me change trop ?

Théo laisse errer son regard autour de Bénédicte à la recherche des longs cheveux blonds disparus.

— T’aimais plus comme t’étais avant ?

— J’ai eu envie de me faire une nouvelle tête. Pas si nouvelle, en fait. J’avais déjà les cheveux courts quand tu es né. J’ai eu envie de retrouver ma tête d’autrefois, quand j’étais jeune, mais je suis toujours la même, tu sais. Je n’ai pas changé.


Théo détourne les yeux. C’est bête de pleurer pour ça. Il hausse les épaules et remonte lentement l’escalier. Bénédicte le suit à la fois embarrassée et perplexe. Qu’est-ce qui lui prend à mon Théo ? C’est à peine s’il me regarde d’habitude et le voilà qu’il me fait une scène. J’aurais dû attendre quelques jours, après son retour au pensionnat… Mais c’est demain que Jean arrive ! Je n’ai même pas été capable de lui en parler. Mais enfin, c’est ma vie ! J’en fais ce que je veux ! Si je n’avais pas été aussi sotte toutes ces années ! Non, il n’y a rien à regretter… Trop sentimentale… Jean a bien raison.


Dans sa chambre, Théo se couche, lové sur lui-même, les yeux ouverts tournés vers le mur. Bénédicte le rejoint.

« Tu es fâché contre moi, mon Théo ? Ça va repousser, tu sais. Quand tu reviendras, ils auront déjà pris quelques centimètres.


Théo renifle sans répondre. Bénédicte s’allonge contre lui, l’entoure de ses bras et doucement essuie ses larmes. Théo se retourne et se blottit contre sa poitrine. Bénédicte lui caresse la tête :

« Un petit câlin, ça fait du bien, mon Théo… Si j’avais su que cela te ferait un tel choc, je t’en aurais parlé avant… des cheveux et du reste… Le reste, je t’en parlerai demain… promis.

Mais Théo n’entend plus. Le sommeil l’emporte. Le nouveau visage de sa mère s’effiloche, remplacé par celui de l’inconnu, dans sa cachette. Les yeux terrifiés, un doigt posé sur sa bouche ouverte, il le supplie de se taire.


***


C’est vers le milieu de la nuit que retentit la première détonation. Théo se redresse. Une faible lueur vient de la fenêtre. Le vent agite les volets restés ouverts. Une deuxième détonation éclate. Théo sursaute et roule sur le plancher. La lune, ronde comme une bille, plaquée contre les carreaux, éclaire la chambre d’une lumière grise. Théo tente de se relever. Une masse chaude et cotonneuse pèse sur ses épaules. Tant pis, il ira à quatre pattes. Ses mains s’enfoncent dans une pâte molle qui recouvre le parquet. La porte s’ouvre sur une ombre qui s’efface aussitôt, ne laissant que deux yeux briller pleins d’effroi tout en bas de l’escalier. Il veut crier, mais sa bouche est pleine de la même pâte visqueuse qui l’empêche d’avancer. Pourtant, il est déjà sur la dune illuminée par des gerbes d’étincelles. Les cinq troncs de son pin se sont refermés sur lui comme les barreaux d’une cage. Il faut dire à maman qu’ils ont mis le feu à ma cachette. Il faut lui dire qu’ils veulent tuer l’homme. Il faut lui dire qu’il va mourir ! La fumée arrive jusqu’à lui. Les murs de la vieille maison craquent dans ses oreilles. Des coups résonnent dans sa tête. Un cri se coince dans sa gorge. Il étouffe…


— Théo ! Mon petit, ce n’est rien… calme-toi… tu as fait un cauchemar…

Étendu sur le parquet, Théo peine à reconnaître sa mère.

— Maman… ? C’est toi ?

— Qu’est-ce qui t’a fait si peur, mon Théo ?

— Je sais pas… J’ai oublié…

— C’est la bête ?




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2 commentaires

Astrid.D

-

Il y a un mois

☺️

Bafouilleur

-

Il y a un mois

merci.
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