Fyctia
Chapitre 14
Sous les pas de Victorien, l’herbe du sentier cède peu à peu la place aux cailloux secs et coupants parmi lesquels se mêlent quelques galets doux et ronds. Un pin au tronc fragile annonce le franchissement de la lisière où les odeurs de la campagne s’emplissent d’effluves marines. Le gros arbre n’est plus loin. Au détour du sentier, une vaste clairière, au relief accidenté, s’ouvre sur un paysage cabossé de roches blanches que le vert des plantes a depuis longtemps déserté.
C’est ici que le gros arbre élève sa masse sombre cernée par la lumière aveuglante. Quand le voile de la nuit l’enveloppe, on entend sa respiration monter des profondeurs de la terre et s’exhaler en fines perles d’eau sur les feuilles assoiffées. C’est un chêne plusieurs fois centenaire, planté là comme un phare au pied duquel les chemins s’ouvrent en étoile vers les hameaux disséminés alentour. Son tronc massif repose sur des excroissances semblables à de lourdes pattes d’animal préhistorique, enfoncées dans la terre. Sa ramure dessine un cercle parfait qui pourrait accueillir la foule d’une cathédrale.
Victorien voit l’arbre le fixer à travers deux énormes nœuds pareils à des yeux, ouverts de part et d’autre d’un long renflement qui descend le long du tronc jusqu’au sol, telle la trompe d’un éléphant figée dans un moment de stupeur.
Deux hommes sont assis à son ombre. Un jeune et un vieux. Ils observent celui qui marche s’approcher d’un pas tranquille. Il est le bienvenu. Il ôte sa casquette, l’accroche à une branche. Il sort le couteau, le saucisson, il leur propose. Le vieux lui tend la bouteille de rouge d’une main qui tremble un peu. Seules quelques dents grises habillent son sourire. Sa voix est rocailleuse. Il désigne les chaussures.
— Voilà un bout de temps que vous marchez, l’ami…
— Quelques jours...
— Et c’est pas fini…
— Ce n’est pas moi qui décide.
Le jeune qui regardait un éclat de lumière briller sur les rails, se tourne vers lui.
— C’est comme moi ! Paraît que je suis pas assez grand pour décider.
Le vieux s’essuie les lèvres d’un revers de la main.
— C’est encore un enfant, et ça prétend savoir comme un grand… Plus tard, il regrettera le temps où il n’avait rien à décider.
— Parfois on croit décider, mais le plus souvent on fait seulement ce qui doit se faire, dit Victorien.
Le vieux hoche la tête.
— J’emmène le petit en apprentissage. Une place s’est libérée dans une ferme… chez les Morel… vous connaissez peut-être ?
— Je ne suis pas d’ici.
— Vous venez de la ville ?
— Je descends vers la mer.
— Nous aussi. On parle d’une bête qui fait peur à tout le monde là-bas… C’est pour ça que le petit est pas très chaud.
Victorien avale un bout de saucisson. Il boit une gorgée pour faire passer.
— Les petites bêtes ne mangent pas les grosses…
— Pour sûr… Mais faudrait pas qu’il y ait de l’étrange là-dessous. Éventrer des poules, ça ressemble fort à la main du Malin. J’ai donné au petit une gousse d’ail… à tout hasard… Et puis, il a toujours sa croix autour du cou.
Victorien lui tend la bouteille. On entend le vin qui roule dans la gorge du vieux.
— Il n’y pas grand monde sur le chemin.
Le regard du vieux se perd dans la lumière qui crie autour de l’ombre du chêne.
— À part vous, on n’a vu personne…
— Morel, vous dites ?…
Victorien essuie son couteau, le referme, range le saucisson, se lève et se coiffe de sa casquette :
« ... on s’y verra peut-être… Bonne continuation.
À l’ombre du gros arbre, le jeune et le vieux le regardent s’éloigner.
— Tu vois, petit, cet homme, il est en chasse.
Le jeune hausse les épaules.
— Il aurait un fusil !
— Pour ce genre de chasse, petit, point besoin de fusil.
***
Couché à l’abri des grands pins, Théo détache avec peine son regard des herbes qui masquent les murs de sa cachette. Il avait espéré voir l’homme en sortir et disparaître. Peut-être attend-il la nuit ? Sûrement. Demain il sera parti.
Théo se lève, détache quelques grains de sable encore accrochés à son short et jette un dernier coup d’œil derrière lui avant de s’engager dans l’allée.
Quand il rentre, il ne dit rien à sa mère. Elle serait capable de l’enfermer pour l’empêcher de sortir s’il faisait la moindre allusion à l’homme aperçu dans la maison en ruines.
— M’man, c’est moi !
La porte ouvre directement dans la cuisine. Sur la table couverte d’une nappe à carreaux rouges et blancs, le couvert est déjà mis. Devant le fourneau, Bénédicte repose le couvercle sur la marmite qui fume.
— Ah ! Te voilà.
Une bise rapide, et Théo grimpe l’escalier. Il s’efforce de ne pas monter trop vite, comme d’habitude, enfin presque. Bénédicte l’observe sans un mot. Il est surpris qu’elle ne l’interroge pas sur sa promenade. Elle l’a regardé avec un drôle d’air. Dans sa chambre, assis sur le plancher, il aligne ses billes en silence, perplexe. Quelque chose d’étrange émane de sa mère aujourd’hui. Saurait-elle qu’il y a un homme dans sa cachette ? Alors, pourquoi ne lui a-t-elle rien dit ?
Il s’allonge à plat ventre sur le sol et colle son œil contre l’interstice qu’il a agrandi, entre deux lames du parquet. Son poste d’observation quand il joue à l’espion. Il voit Bénédicte poser la soupière sur la table. Quand elle l’appelle pour manger, il répond tout de suite, sans qu’elle soit obligée de répéter. Pendant le repas, il s’abstient de faire le moindre commentaire sur la soupe de potiron, et préfère s’inquiéter de la bête.
— Personne ne l’a vue, répond Bénédicte, en lui versant une seconde louche dans son assiette, mais on est bien sûr qu’elle rôde par-là. D’ailleurs des gendarmes arrivent en renfort demain pour mener une battue. Ça prouve bien que c’est sérieux.
— C’est quoi comme bête ?
— On le saura quand on l’attrapera. C’est ce que dit le lieutenant, qui sera là demain. Il s’inquiète pour nous, et pour toi en particulier…
— Ah bon ? Pourquoi ? Je l’connais pas.
Bénédicte sourit en ramenant une mèche de cheveux derrière son oreille.
— Peut-être que lui te connaît, qui sait ?
Théo la regarde furtivement. C’est donc ça ! Les gendarmes ont retrouvé l’homme, et ils savent que Théo l’a vu. Ils l’ont dit à sa mère. Voilà pourquoi elle semble aussi étrange. Sans le dire, elle attend qu’il avoue. Le surgé du pensionnat, ne fait pas autre chose quand il aligne les enfants de la classe dans le froid de la cour, jusqu’à ce que le coupable qui l’a traité de Gros-porc-qui-pue se dénonce.
— En tout cas, moi, je connais pas de gendarme !
— Alors, disons que c’est moi qui en connais un, reprend Bénédicte doucement, les yeux fixés sur le fond de son assiette. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas manger ta soupe.
Théo, surpris, regarde son assiette presque vide. Il fait tinter sa cuillère. Bénédicte lève les yeux, confuse, sourit à nouveau en ramenant la même mèche de cheveux derrière son oreille.
— Ça donne chaud la soupe, j’ai les joues en feu. Dis-moi, tu ne remarques rien ?
1 commentaire
Carl K. Lawson
-
Il y a 19 jours