Bafouilleur Tu prendras soin du petit Chapitre 13

Chapitre 13

Victorien avait été tenté de lui montrer la photo de Baptiste, mais déjà l’homme s’éloignait pendant qu’un autre arrivait, le visage triste aussi, à peine la vingtaine. Il avait dévisagé Victorien, étonné.

— J’ai entendu mon père vous parler.

— Juste quelques mots, avait dit Victorien, presque pour s’excuser.

L’autre l’avait regardé, avant de détourner les yeux pour suivre le dos voûté de son père, et le voir disparaître à l’intérieur de la ferme.

— Ne le prenez pas mal, l’ami. C’est simplement qu’il ne parle plus depuis… depuis que la mère… quinze ans déjà… Alors, entendre à nouveau sa voix… ça m’a fait quelque chose…

— Je comprends… Le temps fait son œuvre...


Victorien avait repris la route. L’autre avait bien essayé de le retenir, mais Victorien préférait ne pas s’arrêter. Il n’en connaissait pas la raison, mais cela se confirmait à nouveau, auprès de lui les gens se laissaient aller à parler comme à une vieille connaissance, sans qu’il ait besoin de le leur demander. Quelque chose en lui poussait à la confidence. Cela lui avait servi dans le temps. Utiliser la violence pour avoir des informations lui avait toujours répugné. Il lui suffisait de rester à côté de celui qu’il voulait faire parler pour que l’autre, sans même s’en rendre compte, laisse aller les mots comme le vin coule de la bouteille, une fois débouchée.


Devant lui, entre les rails, un chiffon noir s’agite, prisonnier d’une ronce, Victorien accélère le pas. C’est un morceau de tissu déchiré. Une coulure d’un rouge sale le traverse. Dans le ventre de Victorien, un tambour commence à battre et sa vibration se diffuse jusque dans ses doigts. Les yeux mi-clos il laisse venir une image : un homme qui titube, qui tombe, qui tente de se relever, qui tire sur sa jambe pour se libérer et déchire le bas de son pantalon.

— Baptiste ! Oh ! Baptiste !

L’appel de Victorien se perd, sur la terre craquelée entre les rails inertes, assommés de soleil, et dans le ciel, entre les fils électriques alignés en bandes parallèles.


***


Dans le sous-sol de la maison en ruines, la cachette de Théo, au bas de l’escalier, un homme gît, sur le dos, une tache rouge sur le front.


Théo recule, les jambes tremblantes. L’homme ne bouge pas. Théo se penche, prêt à déguerpir. L’homme est toujours immobile. Théo avance doucement, s’arrête, recule à nouveau… remonte l'escalier… redescend. Il essaie de retenir les larmes qui piquent les yeux. C'est défendu d'entrer, ici ! C'est ma cachette ! Il remonte à reculons. Devant la maison, il ramasse une branche. Il martèle les murs. Il fouette les herbes hautes qui n'ont pas su monter la garde. À coups de pieds, il projette les cailloux en tous sens. Il s'acharne sur les branches basses d'un jeune pin, décapitant les pignes, pulvérisant les épines. Il bat le tronc du pin parasol jusqu'à en casser son bâton. Il revient devant l'escalier, redescend les premières marches sans pitié pour les fourmis, remonte. Il court, piétine le sentier jusqu'à la plage, cogne dans le sable comme dans un ballon, en faisant voler des nuages de poussière. Prévenir sa mère ?… Pas sûr que ce soit une bonne idée.


Théo revient sur ses pas, le cœur battant, des grains de sable collés sur ses joues mouillées. Le vent l’accompagne, siffle dans ses oreilles, soulève les vagues, pousse les nuages en masse sombre au-dessus de la vieille maison. Avec une autre branche, plus solide, Théo déchire l’air compact comme avec un sabre. Sur la pointe des pieds, il redescend l’escalier, le souffle court, les dents serrées. Il s’approche, la main crispée sur son bâton. L’homme n’a pas bougé. Il est peut-être mort ?… Un mort, c’est pas méchant. Théo a déjà vu des noyés sur la plage, immobiles comme s’ils dormaient, sauf qu’ils ne se réveillent plus. Après, on les enterre et c’est fini. Théo appelle, d’abord à voix basse : M'sieur ?… puis plus fort : M'sieur ?… Monsieur !... Brusquement, de tous les points de la cave, mille échos cachés se lèvent brusquement et viennent l'encercler. Théo se redresse, remonte l'escalier en toute hâte. Il se frotte les yeux, attend que le silence revienne, puis, la colère surmontant la peur, il redescend, en frappant très fort sur chaque marche, faisant éclater l’écorce de son bâton. Monsieur ! Monsieur ! L'homme ne bouge pas. Il doit être mort. Il n'avait pas à venir ici ! Théo allonge son bras le plus loin qu'il peut. De l’extrémité de son bâton, il touche le pied de l’homme et recule, effrayé. Aucune réaction. Il s'approche, le regard fixe, le bâton levé au bout du bras tendu. Il le dévisage. Un inconnu, maigre et pas rasé.


Qu’est-il venu faire ici ? Si Bénédicte apprenait sa présence, elle enfermerait Théo dans sa chambre. Surtout en ce moment, avec cette histoire de bête qui troue le ventre des poules. Théo se rapproche un peu plus, le bâton toujours levé, il se penche, et crie, encore plus fort : Monsieur ! Monsieur ! Réveillez-vous ! Réveillez-vous !


À nouveau, les multiples sons de l’écho s’élèvent, rebondissent sur les murs, tourbillonnent autour du visage de l’inconnu. Théo voit la main de l'homme, posée sur sa poitrine, remuer, trembler, s’agiter comme prise de spasmes. Théo lâche son bâton. Les jambes engluées dans la pierre, il tente de grimper l'escalier, trébuche, se fige, pétrifié, les yeux écarquillés rivés sur l'homme. L’homme grogne. Il lève la main vers son visage, mais elle retombe à son côté. Sa respiration se fait soudain bruyante, saccadée, comme s'il avait couru et ne pouvait reprendre son souffle. Théo essaie de se relever. Son pied glisse. Il essaie encore. L'homme roule lentement sur le côté. Ses yeux s'ouvrent sur la silhouette floue d'un enfant. Théo s'agrippe à la marche. L'homme lève le bras. Mais Théo a disparu. Ce qu’il a vu dans le regard de l’homme l’a fait détaler à toutes jambes. Il fend les hautes herbes, court sur la plage, se blottit derrière le rocher noir, hors d’haleine, le cœur affolé. Comme mû par un ressort, il bondit, galope jusqu’au sommet de la dune, se pelotonne entre les troncs du grand pin ouverts comme une main accueillante.




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