Bafouilleur Tu prendras soin du petit Chapitre 12

Chapitre 12

Douze marches exactement, parcourues par des colonnes de fourmis. Douze blocs directement taillés dans la pierre, traversés par une fissure zigzaguant de l’un à l’autre en faille profonde. Seule la dernière marche est épargnée qui ouvre sur un sombre espace de sable poussiéreux où brille par endroit un éclat de quartz.


Ici est le terrain de jeu de Théo. Sa cachette secrète, dans le sous-sol de la maison en ruines, qui lui appartient depuis qu’il l’a décidé. D’ailleurs, personne ne s’aviserait de le lui disputer. Voilà longtemps que les enfants du village ont renoncé à jouer avec lui, lassés de son mutisme et de son air farouche. Ils préfèrent la plage de sable aménagée au bas du village. La cachette de Théo est un vaste espace fait de pierres massives où des murs, à la verticalité incertaine, dessinent un couloir au plafond bas qui se perd à l’angle droit tout au fond. De part et d’autre de ce passage, s’ouvrent des caves de tailles diverses, certaines directement creusées dans la roche. La plus grande, au fond du couloir, est la seule à bénéficier de la faible lumière du soupirail. De fabuleux trésors y gisent, emmêlés dans un fatras hétéroclite que la lueur du soupirail enveloppe d’ombres furtives : vieux matelas, chaises percées, canalisations éventrées, pots de fleurs ébréchés et mille autres objets souffreteux arborant leurs blessures mal cicatrisées, témoignages de leur splendeur passée que, jalousement, Théo s’est approprié.


Le garçon se dépêche. Il a hâte de reprendre son nouveau jeu. Jouer à cache-cache avec lui-même, tantôt dans le rôle de l'enfant perdu, tantôt dans le rôle du papa soucieux de ne pas retrouver son fils. Il circule ainsi d’un bout à l’autre du couloir, se cache dans les caves, s’amuse à transformer sa voix, tantôt fluette, tantôt grave, profitant de l’écho qui court dans les pièces désertes et lui donne la réplique.

— Papa ! Où tu es ?

— Je suis là, ne t’inquiète pas. Et toi ? Où es-tu ?

— Ici ! Et toi ?

— Je ne te vois pas. Et toi ? Tu me vois ?

— Viens me chercher.

— Tu es là ?…

Parfois, Théo reste plusieurs minutes sans répondre, sans faire de bruit, augmentant ainsi l’inquiétude du papa qui se met à courir partout, de plus en plus fébrile :

— Théo ! Ça suffit maintenant ! Sors de ta cachette.


Alors, traînant les pieds, bougonnant, Théo se montre, au grand soulagement du papa qui feint d’être en colère, mais Théo voit bien, dans son regard, qu’il est fier que son enfant réussisse si bien à se cacher.


À quoi ça ressemble un papa ? Théo ne connait que les maîtres ou les surveillants du pensionnat. Il sait seulement que son père est parti à la fin de la guerre. Où ? Personne ne le sait. Pas même sa mère.


Théo s’arrête sur l’avant-dernière marche. L’araignée-sentinelle, habituellement en faction au centre de sa toile, à l’entrée de la cave, a disparu. Un frémissement au creux du ventre le prévient que quelque chose d’inhabituel s’est produit depuis sa dernière visite. Il descend avec précaution, sans crainte, il est ici chez lui, les pupilles dilatées pour percer la pénombre familière. Il a bien aperçu les herbes bouger tout à l’heure, depuis la dune. Il s’arrête à nouveau. Recule. Hésite. Il ne sait comment interpréter ce qu’il aperçoit.


Dans l’ombre de la cave, au bas de l’escalier, sur le sable gris, une silhouette est couchée, immobile…


***


Étincelants sous le soleil, les rails brûlants glissent sur les traverses de bois accrochées aux pierres blanches. Dans la plaine fumante, les ombres sont encore courtes. Victorien marche. Voilà trois jours qu’il a quitté Roger Framotti. Ses chaussures sont blanches de poussière. Le bas de son pantalon aussi. De temps en temps, il s’arrête, soulève sa casquette noire, dégage les boucles de ses cheveux blancs et s'éponge le front de son grand mouchoir. Il avance à pas réguliers le long de la voie ferrée, le regard attentif à l’ombre de la visière de sa casquette. Il s’accroupit et scrute entre les traverses de bois, comme pour vérifier que les rails vont bien par deux, ou, les yeux vissés à ses jumelles, il tourne sur lui-même, au rythme de la petite aiguille de sa montre qui tictaque dans son gousset, et note chaque détail du paysage. Après chaque poteau télégraphique, il s’enfonce dans le sous-bois, fouille les taillis, flaire au pied des arbres, écoute le bruissement des feuilles.


Dans sa besace, en bandoulière sur l’épaule, il a mis le nécessaire, une gourde, du saucisson, les jumelles, une boussole, et la photo aussi. Le couteau est dans sa poche, plié. Pour le reste, il se ravitaille dans les fermes qu’il croise. Il propose de payer. C’est rare qu’on accepte. Il en profite pour se renseigner, en parlant de l’air du temps ou de la couleur ocre des feuilles de platane quand le vent les saupoudre de la poussière du chemin. Parfois, il se demande si c’est une bonne idée de suivre la voie ferrée. Je la suis jusqu’au gros arbre, avant qu’elle ne bifurque vers les hauteurs, ensuite j’aviserai. Soit le sentier qui monte au monastère, soit le chemin qui descend vers la mer.


Il s’était dit qu’il n’aurait sans doute pas besoin d’aller si loin. Quelques jours, tout au plus, et il rentrerait. Mais au fond de lui, une petite voix lui dit que ce sera plus long. La même petite voix qui l’accompagnait jadis quand il partait en mission avec pour seule certitude qu’il ne disposait que d’un aller simple. Il était toujours rentré, étonné chaque fois d’en revenir. Aujourd’hui, ce n’est pas une mission, personne ne lui en a donné l’ordre. C’est un devoir, une obligation, une nécessité impérieuse qui le pousse. Il n’a de compte à rendre qu’à lui-même et au souvenir de Louise. Pas question de se dérober.


À ceux qu’il rencontre, il ne parle pas de ce qui le fait marcher. À leur regard, il sent qu’ils comprennent que l’affaire est d’importance. Mais la retenue impose le silence et ferme la porte à la curiosité. Un seul lui a souhaité bonne chance. Un homme, prématurément usé par ce qui lui rongeait le cœur plus que par l’âge. Il avait regardé Victorien s’approcher et boire à sa fontaine. Il avait surpris le mouvement imperceptible qui avait fait palpiter ses paupières à la vue d’une veste fripée pendue à une branche. L’homme l’avait décrochée en hochant la tête.

— Mon fils laisse tout traîner… faut dire que…

Victorien avait essuyé sa bouche d’un revers de manche et s’était adossé contre un arbre, son regard tranquille posé sur l’homme. La veste serrée contre sa poitrine, l’homme avait levé les yeux et les mots avaient coulé, lentement, comme d’un robinet mal fermé.

« … tout traîne… depuis…

Victorien avait cligné des paupières, la tête penchée sur le côté.

« …qu’elle nous a quittés… comme ça, sans prévenir…

La voix éraillée du vieil homme semblait sortir d’un puits asséché que vient humidifier une source que l’on n’attendait plus.

« …on l’a cherchée… et puis… on l’a trouvée… les yeux plantés au plein milieu du soleil… le petit commençait tout juste à savoir lire… vous comprenez ?…


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