Bafouilleur Tu prendras soin du petit Chapitre 11

Chapitre 11

(suite du chapitre précédent)


— Bien, je penserai plus tard… dit Dubois. Le problème, ce sont les descriptions qui diffèrent selon le lieu et l’heure. Ce qui tendrait à prouver, comme dit Monsieur le Maire, pourtant habitué à garder son sang-froid, que ce n’est pas un animal ordinaire. Ce qui a le mérite d’être clair. En effet, cette bête aurait la faculté de se métamorphoser en fonction de l’endroit où elle se trouve et de la personne qui la croise. Donc une bête toute puissante, dotée de pouvoirs surnaturels mis au service du mal. Ça, c’est ce que dit le curé qui a distribué à ses ouailles un flacon certifié d’eau bénite. On retrouve là une constante dans ce genre de rumeur, le pouvoir du mal, au service du Malin. Ce qui prouve bien que… Je reprends, je reprends… Une certaine Madame Simone, la mère du dénommé Jo, déjà cité, se souvient d’une histoire ancienne. Une malédiction tombée sur un village à la suite d’un événement secret dont il vaut mieux ne pas parler. Y a-t-il un village exempt de secrets ? je me le demande… je vous le demande…

— Pas de questions Dubois ! Des faits !

— Je retire ma demande… Un certain Mario, dit le pêcheur, d’origine italienne, affirme qu’en Italie, il existe des loups gigantesques. C’est peut-être l’un d’eux. Moi, je veux bien… Sans compter ceux qui estiment que c’est pure invention. Nous retrouvons là, l’instituteur bien sûr, mais aussi Frédo, le menuisier qu’on soupçonne d’être communiste, et Madame Lecas, la buraliste, qui trouve tout cela parfaitement grotesque, ce qui n’est pas sans l’étonner avec le Maire que nous avons ! Textuel… Ce qui est plus préoccupant, en dehors de l’aspect folklorique de l’affaire, c’est qu’elle peut être prétexte à des règlements de comptes… sanglants ! On a déjà vu ça dans l’affaire de la bête du Gévaudan par exemple, avec toutes ces morts inexpliquées… ou plus près de nous dans l’affaire du noyé décapité… Vous n’étiez pas encore né, Lieutenant… J’en veux pour preuve cette lettre que nous avons reçue, anonyme comme il se doit, dans laquelle l’auteur affirme qu’il s’agit en fait, d’un homme déguisé d’une peau de taureau qui vient exercer une vengeance légitime contre tous ces traîtres qui ont bien profité de la guerre… etc, suit une liste de noms…

— Que proposes-tu ?

— Je pense que pour rassurer ces gens et éviter que cela ne tourne au drame, il conviendrait de faire mine d’y croire, de se montrer avec armes et stratégie, de monter la garde, d’aider les vieilles femmes à traverser dans les clous et les ivrognes à retrouver leur lit. Peu à peu, l’affaire se tassera, et personne n’en parlera plus. On mettra cela sur le compte de l’efficacité bien connue de la gendarmerie toujours au service du bien, et qui n’a qu’à se montrer pour faire fuir le Malin…

— Bravo ! Bravo !


Les applaudissements résonnent dans la salle. François Dubois se lève et s’incline avec modestie.

— Beau travail, dit Jean. Merci. Une première équipe partira dès demain matin. Je vous retrouverai sur place. Une petite visite à faire auparavant…


Dubois sourit, le regard attentif. Il s’en sort bien le petit Jean, mais il faudra quand même le soutenir.

Il soupire en voyant apparaître sur la table, coupes et bouteilles de champagne. Une fête pour son prochain départ à la retraite. Il s’en serait bien passé. Il aura sûrement droit à l’attirail du parfait pêcheur, même s’il préfère la chasse. Tradition oblige. Ses collègues l’entourent, pendant que les bouchons de champagne sautent et que fusent les rires. Ovations, félicitations… Punition, plutôt ! La retraite !... Quelle plaie ! C’est bon pour les vieux, ça !


***


Théo se redresse, court vers le rocher noir. Le bloc de pierre, tel un gros oiseau pétrifié à moitié enfoui dans le sable, semble aspiré par les vagues. Par trois fois, Théo touche la minuscule tache blanche, à peine visible, nichée au milieu de ce qui ressemble à des plumes noires, lustrées. Il crie en secouant les bras : allez ! envole-toi maintenant ! Envole-toi !


La jetée ! À toute vitesse, Théo piétine les vaguelettes qui viennent mourir sur la plage dans une ultime éclaboussure, grimpe sur la jetée et galope en faisant trembler les planches humides sous les sabots de son cheval fou, pour s’arrêter sur la dernière traverse, face à la mer, les bras tournoyant en larges moulinets, comme font les albatros avec leurs ailes immenses pour freiner leur élan au-dessus des vagues. Sous ses pieds, des blocs de rochers aux arêtes vives découpent dans l’eau claire de fines bandes d’écume aux dentelles mousseuses.


Demi-tour ! Théo file jusqu’à la plage. Il saute à cloche-pied de part et d’autre de la ligne mouvante qui sépare le sable mouillé du sable sec et s’arrête aux premières touffes de joncs brûlés par le soleil. Caché dessous, un sentier étroit sinue entre les touffes de bruyères arborescentes et les buissons de myrte. C’est le lit d’un ancien cours d’eau, asséché avant d’avoir pu rejoindre la mer, a expliqué Bénédicte. Les bras écartés, comme sur le fil d’un funambule, Théo marche à petits pas jusqu’au muret envahi par le lichen où il se pose à l’ombre d’un pin parasol.


C’est alors qu’elle apparaît. Cachée derrière les herbes hautes, caressée par le vent léger aux senteurs d’algues, elle repose, cernée par le sable. Elle est vieille et depuis longtemps abandonnée. Bâtie de blocs de pierres grossièrement taillés, elle s’étiole doucement en ruines majestueuses. Le vent, qui connaît toutes les histoires, a raconté à Théo qu’il s’agit d’une ancienne demeure royale où n’avaient accès que de preux chevaliers revêtus de leur armure étincelante. Trois pans de murs à moitié effondrés, derniers vestiges de son squelette, résistent encore. Le plus haut a gardé son fait triangulaire, percé de l’encadrement de ce qui fut une fenêtre. Un reste de charnière dépasse encore, métal noir planté sur pierre blanche. Adossée à l’un des murs, une vasque circulaire, à peine ébréchée, continue fidèlement de recueillir l’eau du ciel. Un anneau métallique, scellé dans l’interstice entre deux pierres, attend la longe du cheval qu’on attachait pour la nuit. À l’intérieur des murs, au milieu d’herbes sauvages, un figuier s’est installé. Ses branches garnies de larges feuilles au dessin arrondi, s’ornent parfois de petits fruits que viennent picorer les oiseaux qui nichent aux alentours.


Théo se faufile en prenant garde aux barbelés qui percent par endroit le sable gris, parmi les galets et les éclats de verre. Il se dirige vers un amas de pierres blanches disposées en barricade. De longues tiges, ornées de minuscules fleurs roses, s’inclinent sur son passage. Parfois, pour amuser Théo, le vent les fait chanter ou gronder selon son humeur comme les cordes d’une harpe. Les pierres défendent un escalier dérobé, aux marches abruptes envahies par le lichen. Théo commence à descendre en comptant à haute voix.



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