Bafouilleur Tu prendras soin du petit Chapitre 10

Chapitre 10

(suite du chapitre précédent)


Lili jouait-elle encore ? Bénédicte ne l’a plus revue depuis la disparition de Samuel. À l’époque, elle voulait faire carrière. Elle en était bien capable. « Capable du pire et du meilleur ! » avait dit Jean à son sujet. Bénédicte sursaute. Que vient faire Jean dans cette histoire ? Il ne faisait pas partie du groupe des musiciens. Et Lili n’était sûrement pas son genre.

Elle fronce les sourcils. Pourquoi pense-t-elle à Jean à propos de Lili ? Cela n’a aucun sens. Les cheveux courts auraient-ils le pouvoir de rafraîchir la mémoire ? Un souvenir lui revient avec un goût de larmes. C’était quelques jours après la disparition de Samuel, les gendarmes étaient venus chez elle à la recherche de suspects qu’on aurait vu rôder dans le coin. Lili les accompagnait, fière de participer à la chasse aux traitres de la patrie. Jean, arborait un uniforme flambant neuf qui le faisait paraître encore plus adolescent malgré la fine moustache qui couronnait sa lèvre supérieure. C’était la fin de la guerre. Onze ans déjà. L’âge de Théo.

À cette époque, les cheveux se portaient courts, aussi.


Théo plisse les paupières. D’ici elle est invisible, mais il perçoit sa présence. Entre la grève et la falaise, assoupie derrière les herbes, elle respire sans bruit à l’ombre d’un vieux figuier. Elle l’attend. Pour tout le monde, c’est une baraque à l’abandon dont il ne reste que des ruines. Pour Théo, c’est un sanctuaire. Il lui a donné un nom : la tanière. Un frisson le parcourt en voyant un couple de tourterelles s’enfuir en protestant et les herbes s’écraser comme lorsque le vent, d’une pichenette, les couche sur le sable. Il n’y a pourtant pas de vent aujourd’hui. Un animal ? Cette bête dont tout le monde parle ? Celle qui troue le ventre des poules et des chiens ? Je t’interdis d’aller là-bas ! Tu sais que c’est dangereux ! Théo cligne des yeux avec un mouvement imperceptible des épaules. Il avancera sans faire de bruit et courra vite, s’il le faut.


Bénédicte enfile sa robe bleue à col Claudine qui lui donne un air sage. Elle date de quelques années, mais lui va encore. Elle s’observe dans le miroir. Que pensera Théo de sa coupe de cheveux ? Comment réagira-t-il devant Jean, cet inconnu qu’il ne connaît que de nom ? Cet homme qui aurait pu être son père si la vie ne s’était pas amusée à brouiller les cartes.

Elle quitte la maison après avoir déposé la clé sous le pot de romarin et grimpe la côte qui rejoint la grande route. Elle fait signe au bus. Par la fenêtre, elle aperçoit les ouvriers, armés de tronçonneuses, découper les oliviers morts de froid dans un vrombissement assourdissant. Derrière eux, les tractopelles arrachent les souches, de la taille d’une table de bistrot, vieilles, pour certaines, de plusieurs siècles. Bientôt les vignobles occuperont leur place. Toute mort entraîne une renaissance. Elle y croit. Il ne peut en être autrement.


***


Les hommes de la brigade de gendarmerie sont réunis autour de Jean et de Dubois. La bête occupe tous les esprits.

— Qu’avons-nous comme éléments, Dubois ?

François Dubois, lisse ses moustaches et pose ses lunettes en équilibre sur le bout du nez. Il a été chargé de faire la synthèse des différents rapports, compte tenu de son ancienneté et de son expérience. Il tousse pour ne pas sourire devant l’air sérieux de Jean. C’est la première grande mission de son protégé en qualité de lieutenant. Il a fait du chemin le minot. Un peu grâce à lui. Dubois l’avait pris en charge dès son arrivée à la gendarmerie, il y a une dizaine d’années. Il avait bien connu son père, excellent gendarme, tué par une balle perdue lors d’une mission qui a mal tourné, l’arrestation d’une bande de malfrats qui se faisaient passer pour des résistants. Le propre fils de Dubois faisait partie de la brigade. Tué, lui aussi. Forcément, ça crée des liens… Sale époque !…


Une belle amitié s’était nouée entre Jean et Dubois. Amitié virile, sans démonstration, hormis le respect mutuel. Dubois était heureux que Jean ait été choisi pour enquêter sur la bête. Il l’aidera pendant encore quelque temps... Foutue retraite !

— Et bien, pour tout dire, on a un peu tout et n’importe quoi, comme d’habitude dans ce genre d’affaires. Si vous voulez mon avis…

— D’abord les faits Dubois.

— D’après les éléments dont nous disposons on parle de cette bête depuis un mois environ. Je dois préciser que ce terme de bête est utilisé de façon tout à fait approximative, ce qui m’amène à penser…

— Les faits, Dubois.

— Bien… D’après les témoignages, on a commencé à apercevoir ses traces le jour où un orage a mis le feu à la grange du dénommé Morel. Tout le monde s’en souvient. Ce n’était pas un orage ordinaire. La paille avait brûlé, qu’on avait à peine eu le temps de sortir les seaux. Et pourtant il pleuvait dru ! Textuel ! C’est pourquoi, certains n’hésitent pas à parler de sorcellerie, magie blanche, noire ou multicolore, la sorcellerie a encore de beaux jours devant elle, ça me fait penser…

— D’abord les faits, nous penserons plus tard.

— Voilà, voilà… Il semblerait que ce soit à partir de ce moment qu’on a commencé à voir la bête... ou à l’imaginer. Les premières descriptions font état d’un animal cornu, se déplaçant sur ses jambes arrière, une fourche à la main… Ce qui ressemble fort au portrait que l’on fait du diable dans tout bon catéchisme. Ce qui à mon avis… Mais je poursuis, Lieutenant… Le premier à en avoir parlé est le maréchal-ferrant. Il est formel. Les empreintes qu’il a repérées à l’orée du bois ne laissent aucun doute : cette saleté de bête a des sabots comptant trois doigts ! Textuel. Ce qui prouve bien… D’accord, je continue… Mais il y aurait pire encore, affirme un autre témoin, Maximin, facteur de son état. Lui, il l’a vue courir alors qu’il effectuait sa tournée. Je venais de sortir de chez Jo… je précise que Jo est le patron du bar-tabac, et je me dirigeais vers la maison de la couturière qui est à l’orée du bois quand je l’ai aperçue juste devant moi… Ce brave homme rapporte qu’à chacun de ses pas, la bête creusait une fondrière qui aurait pu l’engloutir avec son vélo. Il y a échappé de justesse en faisant précipitamment demi-tour pour revenir chez Jo, encore lui, patron du bar-tabac, déjà cité. À mon avis, quand on sait les ravages provoqués par l’alcool, je pense que…

— Les faits, Dubois, les faits...



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