Bafouilleur Tu prendras soin du petit Chapitre 9

Chapitre 9

D’un clignement de paupières, Théo salue le gros rocher noir, couché sur la berge. Selon la légende, c’est un sanglier que le vent a poussé du haut de la falaise. Un liseré de sable gris borde le rivage rocailleux. La jetée, faite de planches disjointes, s’avance au-dessus de la mer profonde. Une barque, à moitié submergée, s’y trouve amarrée depuis toujours à côté de celle de Mario qui vient, plusieurs fois par semaine, offrir du poisson à Bénédicte en échange d’un verre de rosé et d’un sourire. Ta mère a le plus beau sourire du monde, Théo, ne l’oublie jamais ! Théo hausse les épaules et cligne des yeux en même temps. Un tic, ramené du pensionnat.


Bénédicte trace une raie au milieu de ses cheveux mouillés. À coups de peigne, elle les étire de part et d’autre de son front. Son soupir crée un rond de buée sur le miroir. C’est décidé ! Ses grands ciseaux de couturière à la main, elle taille dans sa chevelure, comme dans un tissu, en suivant une ligne horizontale au-dessous du lobe des oreilles. Coupe au carré ou à la garçonne, qu’importe le nom.

La tête enveloppée dans une serviette, elle s’assoit dans le jardin, offerte à la caresse du soleil. Derrière ses paupières closes, le visage de Jean apparaît, tantôt petit garçon, tantôt adulte. Elle ne l’avait pas informé de sa grossesse. Dans le village, les nouvelles circulent vite. La veille de la naissance de Théo, il était venu vérifier par lui-même et s’en était retourné les poings serrés et le cœur gros. Accaparée par son bébé, bouleversée par la disparition de Samuel, elle n’avait pas osé lui écrire, espérant que Jean le ferait une fois la blessure cicatrisée. Quand la carte de vœux lui était parvenue au Noël de l’an dernier, elle avait pleuré de joie. Sur la carte, une petite fille et un petit garçon échangeaient un baiser du bout des lèvres en se tenant les mains. Le message était clair : réconciliation et plus, si envie, penchant ou affection.

Tout à l’heure, la vue de ses cheveux éparpillés sur le sol l’a rassurée. Une partie de son passé gisait à ses pieds. Sans regret, elle l’a balayé et jeté à la poubelle.


La dune descend en pente douce jusqu’à la minuscule grève blottie entre deux blocs de roches blanches. Théo s’allonge, le dos plaqué sur le sable déjà chaud. Ne pas bouger. Attendre que le corps s’alourdisse. Garder les yeux ouverts, sans ciller. Au moindre clignement, c’est perdu ! Ensuite, se laisser glisser. Les grains de sable dorés se faufilent entre les lanières de ses sandales, s’insinuent à l’intérieur du short, coulent entre ses doigts, décorent ses cheveux de mille paillettes. Il en rapportera dans son lit, et sa mère menacera une fois de plus de ne plus laver ses draps à cause des canalisations qui se bouchent, de la lessive qui déborde, et d’autres choses encore qu’il préfère ne pas entendre, même s’il est question de son père à qui il ressemble trop, et ça, c’est vraiment pas de chance !


Bénédicte avait envoyé un faire-part de naissance à Jean. Sa réponse, banale et conventionnelle, montrait l’étendue de sa déception. Lorsqu’elle s’était adressée au gendarme pour évoquer la disparition de Samuel, il avait répondu en professionnel. Les disparitions s’étaient multipliées depuis la Libération. Samuel faisait-il partie d’un groupe de résistants ou de collaborateurs ? Exerçait-il une activité secrète qui expliquerait une fuite ou une mise à l’abri ? À l’étranger, peut-être ? Non, Samuel, tout comme elle, se soulait de musique pour se protéger de la peur et du bruit des bottes. Mais après tout, qu’en savait-elle ? La musique a-t-elle pu servir à détourner l’attention d’actions qu’elle ignorait ? Jean l’avait assurée qu’il la préviendrait si des informations parvenaient à la gendarmerie. Il avait évoqué la lettre anonyme en haussant les épaules.

Aujourd’hui, onze ans plus tard, sans nouvelles de Samuel, elle se sent libre.


Théo retarde le moment de se relever. Il faut attendre que le soleil s’installe dans le creux de ses paumes comme un miroir planté dans le ciel. Attendre que deux oiseaux, des goélands de préférence, passent au-dessus de lui et lancent l’appel qu’il est seul à comprendre. Attendre que le bruit des vagues s’estompe, jusqu’à devenir une complainte qu’il accompagnera d’un sifflotement si léger qu’il se demande chaque fois s’il provient bien de lui.


Bénédicte contemple son reflet dans le miroir. Les cheveux courts la rajeunissent. Elle voudrait s’en persuader. S’est-elle trompée en croyant à l’amour de Samuel ? Sa copine Lili avait-elle raison en affirmant : ces gens-là ne sont pas comme nous, sinon pourquoi les a-t-on chassés de notre pays ? Samuel l’avait enivrée de musique et de rires au point de lui faire oublier ses promesses anciennes. Jean, en chevalier courtois, n’avait pas insisté. Après toutes ces années, la reconnaîtrait-il ?


Dès que Bénédicte ferme les yeux, le visage de Samuel apparaît en même temps que la course de ses doigts longs et fins sur le manche du violon au rythme de l’archet. Samuel venait d’arriver de Paris. Il gardait son violon en permanence avec lui. On prétendait qu’il dormait avec. Personne ne savait rien de lui, sinon que la situation politique, dans la capitale occupée, se prêtait peu à la pratique de la musique. Il avait d’abord été hébergé chez les parents de Lili, la meilleure amie de Bénédicte. Lili jouait de la flûte. Les duos, flûte et violon s’étaient enchaînés sans discontinuer jusqu’au spectacle de fin d’année, donné dans la salle des fêtes de la Mairie. Samuel et Lili avaient joué le concerto pour flûte et violon de Mozart. Bénédicte avait interprété la sonate au clair de lune de Beethoven. Elle se souvient avoir trébuché dès la douzième mesure sans réussir à se rattraper. Samuel était venu la retrouver alors qu’elle quittait l’estrade sous quelques applaudissements polis. Elle se souvient de la brûlure de ses yeux noirs posés sur elle.


— Je suis désolé. Je suis le seul responsable.

— Vous n’y êtes pour rien. Je n’avais pas assez travaillé, c’est tout.

— Non, c’est ma faute. Vous aviez très bien démarré, jusqu’au moment où je me suis mis à vous regarder…

— Je ne comprends pas…

— Vous avez dû ressentir mon envie de vous embrasser…

— Mais…

— C’est ce qui vous a troublé… Je le sais… Pour m’excuser, je serais ravi que vous acceptiez de jouer avec moi. Nous pourrions commencer à répéter dès ce soir.


Quel scandale quand Lili apprit que son partenaire préférait, à présent, pour son violon, la compagnie du piano de Bénédicte. Après la colère, ce fut le mépris. Seule la flûte, aérienne et légère, pouvait mettre en valeur la sensualité du violon. Le piano finirait par l’écraser de sa masse monstrueuse. Samuel avait ri, de son beau rire grave, surtout quand Lili avait menacé de se venger. Bénédicte frissonne à ce souvenir. La jalousie fait dire n’importe quoi. Aujourd’hui, il n’y a plus ni violon ni piano.



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