Bafouilleur Tu prendras soin du petit Chapitre 8

Chapitre 8


On pourrait y voir une peinture ancienne découverte dans un grenier. Trois personnages sont présents, chacun emmuré dans sa solitude. Une femme est étendue sur son lit, un homme est debout à côté d’elle, un jeune homme est assis dans un fauteuil.


Louise, étendue sur son lit, ne bougeait plus. Victorien, debout à côté d’elle, pleurait. Baptiste avait ôté ses mains de son visage et quitté son fauteuil. Il avait regardé Louise une dernière fois, avait ouvert la porte de la chambre, traversé la pièce principale, franchi la porte d’entrée et avait marché, droit devant lui, animé par l’alternance automatique de ses pieds et le crissement de ses chaussures. Louise partie, plus rien ne le retenait. Il avait toléré la présence de Victorien pour ne pas chagriner Louise. Il n’avait rien emporté. Comment savoir de quoi il aurait besoin ? Louise s’occupait de tout. Le nez en l’air, il avait suivi les câbles électriques et téléphoniques qui découpaient le ciel en lignes parallèles, de poteau en poteau. Il s’arrêtait quand un oiseau se posait dessus. Il aurait aimé comprendre ce qui l’attirait. Puis, il repartait se fiant à un vague instinct, faute de mieux.


La mort de Louise avait libéré une partie de son cerveau endormi. Parfois, le temps d’un soupir, une image ou un son émergeaient de sa mémoire éteinte. Ses efforts pour les retenir faisaient pulser le sang dans son crâne. Est-ce une maison qu’il voit flotter sur une mer immobile ? Qui sont ces ombres qui s’agitent ? D’où viennent ces sons discordants qui trouent un silence cotonneux ? Quand la fatigue le prenait, il s’asseyait au pied d’un arbre. Il n’avait pas emporté de nourriture. Il n’aurait rien pu avaler. Seule Louise parvenait à le nourrir en lui racontant des histoires. Louise était morte. Peut-être à cause de lui. Lui aussi serait mort si Victorien ne l’avait pas retrouvé, frigorifié, dans une grange, sous la neige. Victorien allait peut-être mourir, lui aussi. Qui peut vivre sans Louise ? Tout allait mourir bientôt. Le jardin de Louise se transformerait en un cimetière d’arbres, de fleurs, de légumes, d’oiseaux et de toutes les petites bêtes qui avaient choisi d’habiter en son sein.


Il avait traversé des champs, des routes, des forêts. Il s’était caché chaque fois qu’il apercevait une silhouette. Il ne contrôlait pas les directions qu’il prenait. Ses pas semblaient aimantés vers un lieu inconnu, ou simplement oublié. Parfois, une sensation de déjà vu allumait son cerveau. Chercher un souvenir enfoui dans les abysses de sa mémoire lui arrachait des larmes et des grognements d’animal blessé. Il se tapait la tête contre le tronc des arbres. Pas pour se faire mal. Mais pour ouvrir une porte d’où jailliraient son passé, son histoire, son nom. Ses pieds semblaient savoir où aller. Il les suivait sans questionner, sans s’étonner, rassuré lorsqu’il croisait les fils électriques au-dessus de sa tête. Ses guides, peut-être.



Théo sautille sur le chemin. D’un coup de pied, il envoie rouler les pommes de pin que le vent a semées pendant la nuit. Tout en mordant dans sa tartine, il joue au funambule sur le tronc couché en bordure de la pinède. La dune se dresse devant lui. Enchaînée aux racines des pins qui s’entrecroisent en son sein, elle forme un promontoire au-dessus de la plage. Théo l’escalade et s’approche de son arbre, un pin parasol éclaté comme les tranches d’un melon trop mûr. Voilà longtemps que Théo se l’est approprié comme on s’empare d'un coucher de soleil ou d'un nuage immobile posé sur le toit d’une maison. Ses cinq troncs rampent sur le sable, les branches ornées d’épines émeraude et de pignes minuscules. Selon la couleur du ciel, Théo y voit une fleur que le vent a rapportée d’une terre inconnue ou une étoile de mer échouée là, du temps où le sommet de la colline n’était qu’un îlot émergeant des flots.


Dans la cuisine, Bénédicte range la vaisselle, passe l’éponge sur la toile cirée, balaie le carrelage. Voilà trois fois qu’elle s’arrête devant le miroir accroché au mur de la salle de bains. Elle empoigne ses cheveux blonds, raides comme des tiges de bambou, lui disait sa mère, les tire en arrière à la manière d’un chignon, se regarde en fronçant les sourcils, pivote pour essayer d’apercevoir son profil et les laisse retomber dans le dos.


Du haut de la dune, Théo enveloppe son territoire de son regard noir aux pupilles dansantes. Il y a un peu plus de deux mois, il avait construit un bonhomme de neige sur la plage. La mer fumait comme une soupière. Le collège avait fermé. Les routes étaient coupées. Dans la maison envahie par le froid, Théo et sa mère avaient dormi plusieurs nuits ensemble sous un tas de couvertures. Mario venait, presque chaque jour, s’assurer qu’ils allaient bien. Malgré les protestations de Bénédicte, il apportait du bois pour la cheminée, des châtaignes de sa réserve personnelle et du poisson qu’il parvenait à pêcher malgré la température glaciale. C’est mon secret, répondait-il quand on lui demandait comment il s’y prenait. Parfois, il rapportait un oiseau presque gelé que Théo soignait dans une boîte tapissée de coton, en attendant qu’il puisse voler à nouveau.


Les mains dans les poches de son short, Théo tire sur ses bretelles élastiques. Son polo lui descend jusqu’aux cuisses. C’est un peu grand, mais tu le porteras plus longtemps, dit sa mère qui l’habille chaque année de nouveaux vêtements, en s’étonnant que Théo ne les trouve pas à son goût. Ce serait un comble pour une couturière d’acheter des vêtements dans les magasins. Aujourd’hui, l’air est immobile et la mer tremble sous un voile de brume qui s’effiloche dans le bleu du ciel.


Face au miroir, Bénédicte observe son visage sans complaisance. Les cheveux, comme les vêtements, offrent un moyen commode de remonter le temps. Elle veut retrouver son allure de jeune fille. Revenir à l’époque où ses cheveux courts encadraient une frimousse toujours souriante. Où l’idée d’être mère ne faisait pas partie de son monde. Où, malgré la guerre, qui finirait un jour, l’insouciance de sa jeunesse balayait les peurs et les privations. Le temps où ses doigts couraient sur le clavier du piano aux accents de Bach ou de Mozart. En ce temps-là, la maison baignait dans la musique et ses parents conversaient en chantant du Verdi ou du Rossini. L’épuration, qui a suivi le débarquement, avait eu raison d’eux. Après la naissance de Théo et la disparition de Samuel, plus par paresse que par goût, elle avait laissé ses cheveux pousser, couvrir son front et encadrer son visage, se contentant de tailler de temps en temps ceux qui dépassaient la ligne imaginaire qu’elle s’était fixée au milieu du dos. Tout cela est terminé. Aujourd’hui elle veut plaire. Le garçon à qui elle avait fait de folles promesses quand elle était petite fille est de retour. Les amours enfantines gardent le parfum de la vie simple où tout est possible.



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