Bafouilleur Tu prendras soin du petit Chapitre 7

Chapitre 7

Après avoir quitté sa maison, sac au dos et casquette sur la tête, Victorien s’était rendu chez Roger Framotti, le cheminot qui avait découvert Baptiste. Il connaissait l’histoire. L’entendre de la bouche de l’intéressé l’orienterait vers une piste, une direction. Framotti l’avait invité dans son jardin. Le souvenir de ce matin était resté gravé en lui comme une médaille du mérite qu’il aurait dû recevoir si les gens, là-haut, avaient le sens du devoir ou de la reconnaissance.


C’était le 9 mai 1945. Une date qu’on n’oublie pas. Comme tous les jours, il arpentait la voie ferrée, la démarche claudicante (séquelle de polio qui lui avait évité la mobilisation) dans sa salopette usée, la casquette réglementaire sur la tête et sa pipe en bois entre les dents. La veille, l’Allemagne avait capitulé. Il avait pleuré, comme tout le monde, ou presque. Ça ne l’avait pas empêché d’être à son poste dès cinq heures. Surveiller l’état des rails, contrôler les attaches et les éclisses, vérifier le niveau du ballast (trente centimètres de cailloux minimum) et, au besoin, rabattre d’un coup de serpe un lentisque trop familier ou un buddleia trop entreprenant.

C’était son boulot depuis le début de la guerre, plus de trente ans après avoir été admis dans la grande famille de la SNCF. Il en était fier. Assumer une telle responsabilité alors qu'il avait quitté l’école à douze ans pour aider son père à la ferme, n’était pas donné à tout le monde. D'accord, la raréfaction du personnel pendant l’occupation lui avait facilité les choses, mais on était bien content qu’il soit là pour que les trains roulent avec le maximum de sécurité. Les obus qui pleuvaient ou les explosifs qui détruisaient les voies n’étaient pas de son ressort. Et ça ne risquait plus de se reproduire… jusqu’à la prochaine.


Il remplissait de tabac le fourneau de sa pipe quand un rayon de soleil avait éclairé une masse sombre posée entre les rails, à quelques mètres devant lui. Il avait jeté coup d’œil à sa montre. Le Nice-Marseille serait là dans moins de quatre minutes. Déjà, la rumeur des roues d’acier courait le long des rails. Il avait accéléré le pas en râlant contre cette foutue jambe qui s’obstinait à rester à la traîne. Ce qu’il voyait ressemblait à un amas de vêtements abandonnés sur les traverses. Il devait les dégager au plus vite. De plus en plus proche, la vibration des rails se propageait dans ses jambes. Il avait secoué la tête, les dents serrées sur le tuyau de sa pipe, en marmonnant des mots bien choisis à l’encontre de ces gosses qui prenaient la voie ferrée pour un terrain de jeux. D’accord, la fin de la guerre rendait tout le monde un peu fou, mais quand même ! Plus que trois minutes avant que le chasse-corps, placé devant les roues de la locomotive, ne disperse à la volée cet amas de frusques. Framotti n’aime pas le désordre. Il s’apprêtait à empoigner le tas d’habits quand le train apparut au sortir du virage, avec une bonne minute d’avance. Il avait grogné : merde ! Et aussitôt après : non ! Parmi les vêtements, il venait d’apercevoir une masse de cheveux noirs. La locomotive, couronnée d’un énorme panache de vapeur grise, grossissait à vue d’œil dans un fracas assourdissant en poussant un interminable hululement de chouette. Le cheminot eut à peine le temps d’échanger un regard avec le conducteur et le mécanicien, affolés derrière la vitre de leur cabine. Fébrile, les mains moites, bousculé par le souffle de la machine, il avait arraché le corps couché entre les rails pendant que les freins de la locomotive, au bord de la rupture, crissaient dans ses oreilles en un hurlement suraigu. Merde ! Fallait que ça tombe sur moi. J’ai horreur des gars qui se suicident, et dans mon secteur, encore ! Comme s’il n’y avait pas eu assez de morts pendant la guerre !


Le train, enfin arrêté, haletait comme un noyé à la recherche d’une goulée d’air. Le conducteur et le mécanicien, suivis de quelques voyageurs, avaient rejoint Framotti penché sur l’individu, allongé sur le bas-côté. C’était un gosse de moins de vingt ans, le visage boursoufflé d’ecchymoses, une plaie à la tête, les cheveux traversés de filets de sang séché. Il était enfermé dans un sac à viande semblable à ceux qu’utilisent les militaires pour dormir. Le mécanicien avait posé son oreille sur la poitrine de l’inconnu : il est vivant, mais pas pour longtemps. On prévient les secours. Une voyageuse, infirmière à l’hôpital, était restée avec Framotti. Quand ils avaient libéré le blessé du sac qui l’emprisonnait, le cheminot en avait laissé tomber sa pipe et la femme avait retenu un cri en se mordant les lèvres. Les mains de l’inconnu pendaient en une masse sanguinolente. Une corde entravait ses poignets et ses chevilles.


Pour quelle raison a-t-on martyrisé ce gosse ? avait demandé Victorien. J’en sais rien, avait soupiré Framotti. Je sais qu’il a été recueilli par l’infirmière qui était restée avec moi en attendant les secours.


C’était Louise. Grâce à elle, Victorien connait la suite.


Quelques jours après son hospitalisation, une rapide enquête de police avait conclu que le jeune homme avait été abandonné entre les rails, pendant la nuit, avant le passage du premier train. On avait pensé à un règlement de comptes assez banal en ces temps d’après-guerre. Résistant ou collaborateur, il pouvait s’estimer heureux d’être encore en vie. À moins que ce ne soit autre chose, avait ajouté le commissaire en apprenant que l’inconnu était circoncis. Nul ne savait qui il était. Pas même lui. Les appels à témoin étaient restés sans réponse, l’affaire fut classée.


Les mains du blessé montraient les traces de sévices proches de la torture. Victorien se souvient de la colère qui l’avait envahi quand Louise avait retiré les bandages, après leur cicatrisation. À l’évidence, un forcené s’était acharné sur elles, à coups de marteau ou de pierre, avec la volonté de les détruire. Chaque doigt dessinait une ligne brisée aux angles saillants et à la direction incertaine. Pendant des mois, Baptiste avait dû réapprendre à se servir de ses mains, à contrôler ses doigts aux articulations éclatées, à répéter, comme un musicien ses gammes, les gestes pour s’habiller, tenir une fourchette ou porter un verre à ses lèvres, quand il ne le projetait pas, de rage, contre un mur.


Cette colère, Victorien, la sent pulser en lui avec encore plus de force, aujourd’hui que le petit a disparu. Sans doute à cause de l’image qui le hante. Couché sur la voie ferrée, à quelques centimètres de la locomotive qui allait l’écraser, il voit l’horreur déformer le visage de Baptiste, aussitôt remplacé par celui, terrorisé, de son jeune frère, David.


Louise disait : aucune rencontre n’est due au hasard. Chacune porte en elle un sens caché. Elle disait aussi : Chaque personne est le lieu d’une rencontre. Avant de mourir, elle avait murmuré à l’oreille de Victorien : Je suis le lieu de ta rencontre avec Baptiste. Prends soin de lui. Il n’avait pu sauver David, il devait retrouver Baptiste.



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5 commentaires

Anderson Isaac

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Il y a un mois

Soutien pour le concours 🤗

Bafouilleur

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Il y a un mois

Soutien précieux. Merci.

Hooper (Seb Verdier)

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Il y a un mois

Style sobre et impactant à la fois, presque poétique, c'est agréable à lire et en même temps ta plume fournit une image précise des choses et des gens au lecteur. A suivre ;)

Bafouilleur

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Il y a un mois

Heureux que ça te plaise. Merci encore. Je continue, donc...
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