Bafouilleur Tu prendras soin du petit Chapitre 4

Chapitre 4

Sous les pas de Victorien, le chemin serpente en lisière d’un vignoble. Éclairés par un soleil déjà haut, les pieds de vigne projettent les ombres d’un alignement de lutins aux corps déformés. Sans doute la malédiction d’un génie ascétique, sobre comme un caillou. Devant chaque rang, un rosier monte la garde, toutes épines dressées, prêt à donner l’alerte en cas d’attaque d’insectes ou de champignons.

Louise les appelait les sentinelles. Bien différentes des rosiers qu’elle cultivait, aux épines décoratives et aux parfums grisants. Parfois, quand un églantier délaissait sa vie sauvage pour s’épanouir dans son jardin, elle riait de bonheur et le remerciait en lui cédant un coin de terre peuplé d’herbes que certains, faute de savoir, qualifiaient de mauvaises ou d’indésirables. Le visage éclairé d’un sourire bienveillant, elle affirmait que rien n’était mauvais dans la nature, hormis l’ignorance des hommes. Au cours de ses promenades, elle murmurait à l’oreille des arbres des secrets vertigineux, flattait les graminées ébouriffées au parfum d'été, racontait aux cades provençaux l’histoire des Sabines, leurs cousines des montagnes, et se plaisait à taquiner le coquelicot cramoisi, visité par le bourdon fou d'amour, vrombissant de désir.

Après la longue période glaciaire de février, une fois rassurée sur l’état de santé de Baptiste, elle avait porté, pendant huit jours, le deuil des animaux et des plantes que le froid avait immolés. C’est ma façon de leur offrir une sépulture, murmurait-elle en parcourant son jardin à la recherche des survivants qu’elle pouvait encore sauver. Que n’a-t-elle pensé à se sauver elle-même ?

Le jour de sa rencontre avec Louise, fut, pour Victorien, un moment hors du temps, prévisible et inattendu, extravagant et banal, où joie et peine, ravissement et chagrin, s’entremêlèrent à la manière des fils de trame et de chaîne entrelacés sur un métier à tisser jusqu’à former une étoffe solide, faite pour durer. C’était au mois d’août 1945, à Paris, dans le hall surpeuplé de l’hôtel Lutétia, dernier lieu d’accueil des derniers survivants de ce que l’on espérait être la dernière folie meurtrière des hommes civilisés. Indifférents à l’odeur d’insecticide qui imprégnait l’espace et les vêtements, côte à côte et pourtant isolés, murés dans une attente qu'ils savaient vaine, ils relisaient, avec obstination, la liste des derniers spectres rescapés de l’anéantissement. La dernière liste. Avant la fermeture du centre de rapatriement.

Elle avait les yeux secs de ceux qui ne pleureraient plus. Il avait les bras pendants de ceux qui ne se battraient plus. Il se souvient de ses cheveux bruns, tirés en chignon, d’où s’échappaient des mèches rebelles, de sa silhouette en robe de deuil que les privations de la guerre avaient altérée, de ses doigts appuyés sur ses lèvres serrées pour les empêcher de trembler. Il n’avait pas osé s’attarder sur son visage, mais n’avait pu se dérober à la limpidité de son regard lorsqu’elle l’avait dévisagé, une question inscrite au fond des yeux.

Il avait quitté l’hôtel sans se retourner. Au bout de quelques pas, la main sur la poitrine, il s’était arrêté, le cœur battant, le souffle coupé, comme s’il venait d’escalader le sommet d’une montagne à mains nues. Il se demandait s’il résisterait à la tentation de s’assoir sur le bord du trottoir, les pieds posés sur la chaussée à quelques centimètres des roues des voitures. Où aller maintenant ?

Elle l’avait suivi et s’était dirigée vers cet inconnu, vêtu d’une veste grise usée aux coudes et d’un pantalon noir de grosse toile. Un chapeau de feutre gris adoucissait l’éclat métallique de ses pupilles noires. Sans un mot, elle avait glissé son bras sous le sien. Ils avaient marché, en silence, dans les rues encombrées de fantômes qui ignoraient leur état. Devant la gare de Lyon, elle avait dit : j’habite une maison dans un village entouré d’oliviers et de champs de vigne. Si tu aimes le soleil, je t’emmène. Il aurait aimé n’importe quoi pour l’accompagner.

Sur le quai de la gare, elle avait ajouté : je ne vis pas seule.

Le village s’étageait à flanc de colline. Sur le versant sud, tout au long de restanques soutenues par des murets de pierres sèches, les oliviers offraient leurs branches garnies d’une multitude d’olives sur fond de feuillage argenté. Autour des maisons, sur de petits lopins de terre, les grappes de raisins, accrochées aux vignes, annonçaient la promesse de quelques bouteilles que l’on dégusterait en famille ou entre amis.

Après avoir traversé le village, la 2CV grise de Louise avait grimpé, à l’allure d’un promeneur, un chemin sinueux à travers bois. La maison était apparue, tout au bout, porte et fenêtres ouvertes, baignée par la lumière de fin de journée. Dans le jardin, assis à l’ombre d’un figuier, se tenait un jeune homme, encore adolescent. À l’approche de la voiture, il s’était avancé le corps en errance dans un pantalon et une chemise trop grands pour lui. Son visage s’était illuminé à la vue de Louise et rembruni en apercevant Victorien. Au bout de ses bras, d'épais bandages enveloppaient ses mains comme des moufles d’hiver, d’où seuls les pouces émergeaient.

— Baptiste, je te présente Victorien.

Sans un mot, Baptiste avait hoché la tête et quitté le jardin.

« Ne t’éloigne pas trop, lui dit Louise.

En guise de réponse, il avait levé une main qui ressemblait à un gros poing fermé.

À l’ombre de trois cades, que la nature avait disposé en un triangle équilatéral presque parfait, une tasse de thé entre les mains, Louise avait raconté l’histoire du petit, comme elle l’appelait.

Trois mois plus tôt, un cheminot l’avait trouvé, sur la voie ferrée, au seuil de la mort, couvert de blessures, les mains en sang. Il avait été admis, en urgence, à l’hôpital où Louise travaillait comme infirmière. La veille, L’Allemagne avait capitulé.

Victorien avait serré les dents. Ce genre de situation était fréquent pendant la guerre. Qu’avait fait ce gamin pour mériter pareille punition ?

À son réveil, après une absence proche du coma, la mémoire du blessé était aussi vide qu’une cruche percée. Amnésie rétrograde sévère, diagnostiqua le médecin. Le jeune homme ne gardait aucun souvenir de son passé ni des événements qui avaient précédé son hospitalisation. Ses propos se résumaient à quelques onomatopées pour dire oui ou non, pour exprimer la douleur ou la peur, rarement la satisfaction. Les avis divergeaient. Avait-il perdu l’usage de la parole ou avait-il choisi le mutisme comme moindre mal, par crainte de représailles ? On n’avait trouvé sur lui ni papier ni objet propre à l’identifier. L’état de ses mains, ne lui permettant pas d’écrire, on avait tenté de retrouver son nom en lui présentant les lettres de l’alphabet, en vain. En ces temps encore troubles, Louise avait proposé de l’accueillir en attendant que sa mémoire revienne et que refleurisse en lui le goût de l’échange.



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2 commentaires

loup pourpre

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Il y a un mois

C’est une belle rencontre entre deux amoureux que tu racontes là. Dans un contexte pas si facile que ça. Une famille recomposée avec ce gamin. Juste, n’hésite à rajouter un peu plus d’espaces dans ton texte.

Bafouilleur

-

Il y a un mois

Tes commentaires sont encourageants. Merci. Pour le conseil aussi. La publication sur le site ne reprend pas la mise en page originale, plus aérée.
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