Fyctia
Chapitre 5
Elle l’avait nommé Baptiste. C’est ainsi que j’aurais appelé notre fils si nous en avions eu un. Victorien avait approuvé. La cicatrice figée sur son abdomen lui rappelait qu’aucun fruit ne germerait de sa semence stérile. En lui trouant le ventre, la balle jaillie d’un mauser affolé avait asséché à jamais le vivier de sa possible descendance. Baptiste, sans nom, sans famille, sans passé, sans paroles, était devenu leur enfant, leur petit.
Louise, à force de douceur, avait réussi à l’apprivoiser et à deviner son langage, semblable à celui des enfants au parler laborieux. Victorien, embarrassé d’une tendresse maladroite, se contentait de l’accompagner à distance quand il s’aventurait pour de longues promenades, le long des chemins et de la voie ferrée. Le petit aimait suivre, en émettant des sons proches du sifflement, l’itinéraire des câbles électriques qui parcouraient le ciel, de poteau en poteau. Louise traduisait : ça lui rappelle quelque chose... son passé, sa famille, sa maison, ses racines. Il est comme ces oiseaux, perchés sur les fils télégraphiques. Ils n’hésitent pas à traverser la moitié de la Terre pour retrouver leur nid.
Il s’écoula près de trois ans avant que Baptiste commence à prononcer quelques mots. Ce jour-là, Louise, prise d’une intuition soudaine, avait ouvert le couvercle du piano, fermé depuis son retour de l’hôtel Lutétia, depuis que l’absence des disparus l’accompagnait à toute heure du jour et de la nuit. Ses doigts retrouvèrent le contact avec les touches. Les notes s’égrenèrent avec maladresse, embarrassées d’avoir attendu si longtemps l’autorisation de sonner à nouveau. Baptiste, isolé à l’ordinaire dans un monde lointain, inaccessible, avait cessé son balancement. Il s’était approché de Louise, serré tout contre elle, hypnotisé par ses doigts qui prenaient de plus en plus d’assurance sur le clavier. Puis, les bras autour de son buste, il s’était mis à tourner sur lui-même, à petits pas, les yeux clos, un vague sourire aux lèvres, en émettant un fredonnement rocailleux, jailli du fond de sa gorge.
Chaque jour, Louise jouait pour lui. Chaque jour, elle chantait avec lui. Chaque jour, elle l’entraînait dans une danse lente, consolante, au rythme de berceuse. Baptiste souriait. Victorien les suivait du regard, immobile, le corps trop pataud pour les rejoindre. Chaque jour, Baptiste, par ses gestes et ses mimiques, réclamait ce moment où la musique le ramenait à quelque chose de sa vie passée, disait Louise, certaine que c’était le plus sûr moyen de communiquer avec le petit.
Bénédicte avait espéré le retour de Samuel, des jours, des mois, des années. À croire que son destin consistait à attendre les êtres chers partis sans laisser d'adresse. Ses parents, victimes de l’épuration et Samuel, disparu le soir de la naissance de son enfant, sans savoir s’il était garçon ou fille.
Aucun accident n’avait été signalé, cette nuit-là. Les recherches menées par les gendarmes étaient restées vaines. Aucune lettre, aucune information ne vinrent expliquer cette absence imprévue. Peu à peu, la rumeur s’installa avec son cortège de soupçons, de sous-entendus, de regards en coin. Le doute s’immisça en Bénédicte comme une tache d’encre sur un buvard. Samuel s’était-il enfui de crainte de ne pouvoir assumer ses nouvelles responsabilités de père, comme le suggérait son amie Lili ? Avait-il regagné la capitale, en secret, à présent qu’il n’avait plus besoin de se cacher ? Ou bien, comme le supposait Jean, son ancien amoureux, s’était-il mis à l’abri après la lettre anonyme reçue par la gendarmerie ? C’était l’époque des règlements de compte et des dénonciations plus ou moins justifiées.
Cette nuit, pour la troisième fois, le rêve de la naissance de Théo avait visité Bénédicte. La première fois, il fut de mauvais augure. Théo allait fêter ses six ans. La rentrée scolaire approchait. Après ces années passées en tête-à-tête, la grande école représentait, pour Bénédicte et son petit garçon, un lieu redoutable, plein de pièges et de dangers. Une chute du haut d’un manège de la fête foraine avait rendu Théo inconscient pendant plusieurs heures. À son réveil, le seul signe qui persistait était une manière étrange de regarder les gens. Tu sais m’man, maintenant je devine les pensées des gens. Bénédicte avait haussé les épaules. Cesse donc de dire des bêtises.
La seconde fois, le rêve apparut la veille des huit ans de Théo. L’augure fut plus favorable. Le garçon, parti pour une de ses promenades solitaires, était revenu en courant, avait pris une cagette utilisée au ramassage des légumes et pressé sa mère de le suivre. À leur retour, un renardeau blessé occupait la civière de fortune. Le vétérinaire avait réparé une patte cassée et félicité Théo. Sans lui, le jeune animal aurait été achevé par des prédateurs. Cadeau d’anniversaire inespéré, l’enfant en prit soin et le rendit à la forêt quelques semaines plus tard, triste de devoir s’en séparer, mais heureux de le voir partir en gambadant.
Que présage le retour du rêve, cette nuit ?
Dans quelques jours, Théo fêtera son anniversaire. Demain, Jean sera là. Lors de leur dernière rencontre, la peur avait saisi Bénédicte devant les hommes en uniforme à sa porte. Elle n’avait pas reconnu Jean, engagé dans la gendarmerie depuis peu, fier de lui montrer sa tenue. Sous le képi, son visage, barré par une moustache inattendue, avait perdu la douceur qu’elle lui connaissait. Cette fois-là, Samuel n’avait pas eu besoin de se cacher dans le grenier ou de fuir dans la forêt avoisinante. Les troupes alliées avaient débarqué trois mois plus tôt. Il avait félicité Jean d’un sourire chaleureux, sans interrompre le mouvement de l’archet sur les cordes de son violon. Il disait que le concerto numéro un de Mendelssohn ne supportait pas d’être fragmenté. Une fois commencé, il fallait le mener, d’une seule traite, jusqu’à la dernière note, sauf nécessité vitale. Ce jour-là, Samuel ignorait encore qu’un enfant traçait sa route au plus profond de l’intimité de sa compagne.
Bénédicte suspend son geste au moment où elle s’apprête à poser le bol de Théo dans l’évier. Non. Elle se trompe. Elle avait revu Jean. Quelques mois plus tard. Comment a-t-elle pu oublier ? Venu rendre visite à sa mère, lors d’une permission, il avait fait un saut jusque chez elle, sans prévenir. Samuel était absent. Elle se souvient du regard insistant du gendarme sur son ventre et des mots qu’il avait laissés tomber d’une bouche pincée : Tu es enceinte ?
Bénédicte veut croire que, cette fois, le présage sera favorable. Comme elle veut croire que Théo appréciera le cadeau d’anniversaire qu’elle lui réserve. À onze ans, un enfant comprend ce genre de chose.
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