Bafouilleur Tu prendras soin du petit Chapitre 3

Chapitre 3

Huit mois plus tôt, en constatant l’absence de ses règles, Bénédicte avait supposé une aménorrhée, courante en temps de guerre. La sagesse millénaire des femmes réduisait, de façon instinctive, les risques de concevoir un enfant au milieu des champs de bataille. Mais face aux nausées qui se multipliaient et au ventre qui s’arrondissait, le doute n’était plus permis. Elle et Samuel avaient dix-huit ans, à peine. Trop jeunes pour prendre en charge une nouvelle vie en cette époque d’incertitude. Pédaler avec acharnement sur les chemins remplis d’ornières et de nids de poule, sauter à perdre haleine du haut de la dune, avaler des litres de tisanes amères, se bander le ventre et les seins, n’avaient pu interrompre l’œuvre en cours. Bénédicte s’était alors résignée, étonnée que la vie puisse se donner par inadvertance. Samuel, témoin d’un mystère dont il se sentait exclu, avait accepté ce qui, aux dires de sa compagne, était sans doute écrit d’avance.

Quand le halètement, semblable à celui du coureur de fond, avait rompu le silence, le questionnement sur le devenir de l’être nouveau, arrivé au port, s’évapora comme la rosée un matin de printemps. Le corps parcouru de frissons, Bénédicte avait posé ses mains sur la tête humide du nouveau-né et serré les cuisses pour garder en elle, un instant encore, la douceur de cette vie minuscule. Plaisir du plein, avant le vide. Avant que ce corps, à l'intérieur du sien, ne glisse de son ventre vers ses mains. Elle l’avait élevé jusqu’à son visage ruisselant de larmes. Comme elle aurait aimé que Samuel soit présent pour accueillir leur enfant avec elle ! Qu’il égrène, sur son violon, les berceuses qu’il lui jouait avant même sa naissance, à la manière des gitans, passeurs de musique. Où était Samuel ?

Souffles emmêlés, unis par le cordon ombilical désormais muet, Bénédicte et le bébé sommeillaient quand la sage-femme était arrivée, le visage rouge d’avoir couru, des confettis plein les cheveux. Samuel l’avait cherchée dans tous les bals, avant de la découvrir, parmi la foule, en train de chanter et de danser pour célébrer la fin de la guerre. Le temps de rentrer chez elle, de prendre ses instruments, de sauter sur son vélo, de foncer sur la mauvaise route à la lumière vacillante d’une dynamo poussive, et la voilà se pressant d’achever le travail accompli en son absence.

Non, elle n’avait pas revu Samuel.

Et, depuis onze ans, personne ne l’a revu.


Avant d’entrer dans la vie de Bénédicte, Samuel étudiait le violon au conservatoire de Paris. Pour lui, pour son professeur, pour tous ceux qui l’entendaient jouer depuis qu’il s’était pris de passion pour son instrument à l’âge de six ans, son avenir était tout tracé. Il serait un grand musicien. Ses parents, tous deux enseignants, étaient certains d’avoir donné le jour à un génie aussi talentueux que Menuhin ou Oïstrakh.

Quand l’armée allemande envahit la France, rien ne changea dans la vie de Samuel. Depuis toujours, il évoluait dans un monde parallèle, étanche à ce qui l’entourait. Peu bavard, peu doué pour nouer des relations, l’étude de ses partitions et le travail quotidien sur son violon occupaient la majeure partie de son temps et le mettaient à l’abri d’un monde en proie au chaos. Il interprétait un passage d’un concerto de Vivaldi quand ses parents lui annoncèrent, avec douceur, qu’une nouvelle loi lui interdisait, désormais, de retourner au conservatoire. Mais il ne devait pas s’inquiéter. Ils avaient organisé son passage en zone libre. La situation en zone occupée devenait de moins en moins favorable à l’expression artistique. Vivre dans le sud de la France lui permettrait de continuer à parfaire son instrument en toute sérénité. Ils connaissaient le directeur d’une école de musique située dans une petite ville ensoleillée, baignée par la méditerranée, qui était disposé à l’accueillir.

S’il fut surpris, il n'en montra rien, préoccupé seulement du risque que pourrait courir son violon. On le rassura. Il se remit à jouer.


Samuel a dix-sept ans quand il arrive dans son nouveau foyer. La fille de la famille, Lili, à peine plus âgée que lui, aussi habile au jeu de la flute qu’à celui de la séduction, le présente à ses amis, la plupart élèves du conservatoire. Le talent de Samuel, vite reconnu, accentué par son titre d’ancien étudiant du conservatoire de Paris, l’habille d’une aura de prestige qui fait fondre peu à peu sa réserve naturelle. La pratique de la musique dans de petits ensembles, ajoutée aux duos avec Lili, le consolent de son éloignement et de l’absence de ses parents. Longtemps, il ignorera leur déportation. Il ne devait jamais les revoir.

Il rencontre Bénédicte au conservatoire. Elle joue du piano et connaît Lili depuis son enfance. Ses parents, chanteurs lyriques, partent souvent en tournée donner des concerts. Pendant leur absence, sa maison devient un lieu de réunion pour les musiciens et un public d’amis et de voisins. Parmi eux, Jean, amoureux et fiancé de cœur de Bénédicte, voit d’un mauvais œil la relation amicale qui s’instaure entre sa promise et Samuel. Il tâche de n’en rien montrer, certain de l’amour que lui porte Bénédicte.

Lorsque l’armée allemande pénètre en zone libre, Jean s’engage dans la gendarmerie et doit quitter le village pour la ville. Bénédicte et Samuel se voient de plus en plus souvent et Lili, sans le dire, souffre d’être abandonnée par le garçon que ses parents hébergent.

Après le débarquement des troupes alliées en Provence, les parents de Bénédicte, accusés d’avoir pactisé avec l’occupant en chantant pour l’armée allemande, tentent de fuir l’épuration en cours. Ils sont arrêtés et disparaissent sans laisser de traces.

Bénédicte, seule désormais, reçoit l’aide des parents de Lili et surtout de Mario qui la connaît depuis son enfance et lui a toujours manifesté un penchant affectueux, proche d’un sentiment amoureux inavoué. Pour subvenir à ses besoins, Bénédicte cesse ses études à l’école de musique et entre en apprentissage chez la couturière du village, amie de longue date de ses parents.

Samuel et Bénédicte, de plus en plus proches, pressés par le désarroi et l’impossibilité de se projeter dans l’avenir, tant que la guerre durera, décident de vivre ensemble, sans se préoccuper des convenances. Si Jean semble accepter sa disgrâce, Lili, furieuse que Samuel la néglige au profit d’une autre, jure de se venger.

Neuf mois plus tard, Théo nait. Et Samuel, parti chercher la sage-femme, disparaît.




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