Fyctia
Chapitre 2
Inutile d’encombrer la terre ! disait Louise de sa voix chantante. Semer des cadavres ne fait pousser que des pierres. Elle refusait de pourrir dans une caisse, sous des pelletées de terre, offerte en pâture aux asticots. Et puis, ajoutait-elle, en éblouissant Victorien de son sourire, rien ne vaut le feu pour purifier un corps que la vie a déserté.
Quelques jours plus tard, face au rocher qui domine la plaine, Victorien avait confié les cendres grises de Louise aux eaux scintillantes du fleuve avec mission de les déposer dans l’immensité marine.
Louise partie, fallait-il continuer de se lever chaque matin comme il l’avait fait pendant ces années vécues à ses côtés ? La tentation de la rejoindre l’avait traversé. Mais Baptiste ? Le petit avait disparu à l’instant où Louise s’envolait vers un pays de chimère auquel Victorien regrettait de ne pas croire.
Victorien pose son sac au bord de la rivière. L’eau murmurante lui renvoie le reflet d’un inconnu qui lui ressemble. Des yeux sombres enfoncés dans leurs orbites, des sourcils broussailleux, des joues piquetées de poils noirs et blancs mêlés, une grande bouche aux lèvres minces soulignée par un menton saillant dont la base semble avoir été rabotée, d’un coup de burin mal placé, par un sculpteur débutant.
Un homme aux cheveux blanchis par un tour de magie la nuit qui a suivi le départ de Louise. Avec un brin de malice, elle y aurait vu un nouveau chapitre à écrire, vierge de tout passé, offert à tous les possibles. Sais-tu que nous disposons de plusieurs vies avant de graver le mot fin ? disait-elle, blottie contre Victorien.
Le jour de sa rencontre avec Louise, Victorien avait remisé au fond de sa mémoire les pages de son histoire ancienne. Avec l’enthousiasme d’un écolier à la rentrée des classes, il avait ouvert un cahier aux feuilles immaculées. En titre, il avait inscrit le nom de la femme qui l’avait désigné comme son père, son frère, son fils, son ami, son amant. Il avait ajouté son nom et celui du petit : Baptiste.
Combien de temps était-il resté à fixer les cendres, emportées par un courant paresseux, incrédule à l’idée de ce qu’elles représentaient ? À son retour, il avait posé l’urne vide sur la cheminée, s’était assis dans son fauteuil et avait attendu. Mais Baptiste n’était pas rentré.
"Tu prendras soin du petit".
Les mêmes mots que Nathan Rasch, son père, avait prononcés, deux jours avant que la foudre d’un fusil explose son cœur marqué d’une cible en forme d’étoile jaune. Le petit, dont on lui confiait la garde, était son jeune frère David, né treize ans après lui. La dernière fois qu’il l’avait vu, il se serrait contre sa mère dans un bus aux vitres crasseuses rempli de fantômes en devenir.
Malgré lui, Victorien avait sombré dans un mauvais sommeil peuplé de visages figés, de regards effrayés, de mains sanguinolentes. Un silence douloureux l’avait réveillé. Une masse invisible pesait sur son corps. Autour de lui, la solitude tissait sa toile avec l’ardeur d’une araignée prête à fondre sur sa proie. Il avait grommelé de vagues jurons, quitté son fauteuil, ouvert le placard et sorti son sac à dos.
Au même moment, dans une maison isolée à la lisière d’un village baigné par une mer que le vent aime chahuter, un enfant se levait de table.
L’enfant se nomme Théo. Sa mère, Bénédicte. Leur maison, plantée au milieu d’un jardin, se dresse à trois cents mètres d'une calanque hérissée de rochers. Quand souffle le mistral, le rugissement des vagues traverse les volets et gronde dans les chambres.
— Sois prudent, dit Bénédicte, le visage soucieux. On a encore trouvé deux poules éventrées chez les Morel. Mario m’a parlé d’une bête qui s’attaquerait même aux chiens.
Théo hausse les épaules en clignant des yeux. Mario raconterait n’importe quoi pour impressionner Bénédicte. Il avale son bol de chocolat, saisit la tartine de pain beurrée et quitte la table, pressé de retourner à ses jeux. Il fait un pas de côté quand sa mère tend un bras pour le retenir.
« Écoute, mon Théo. Je ne sais que penser de cette bête ni des rumeurs qui circulent, mais je m'inquiète.
Théo franchit la porte ouverte sur le jardin. Il mord dans sa tartine et marmonne :
— T’en fais pas m’man.
Le blanc de la lumière le cueille sur le chemin sablonneux zébré par les ombres des pins. Sur une butte, un tamaris déploie ses branches bordées de rose au-dessus d’un tapis de cistes.
— Tu te souviens que je sors faire des courses tantôt ! Je laisserai la clef, comme d’habitude.
Théo agite la main : il n’a pas oublié.
Bénédicte rejette ses cheveux en arrière d’un geste agacé. Il n’y a pas que la bête qui la préoccupe. Demain, elle a rendez-vous avec Jean. Voilà des années qu’elle n’a pas revu son camarade d’enfance. Les cartes de vœux, échangées au fil du temps, ont permis de sauvegarder un lien fragile. Jean lui a-t-il pardonné ? Elle relit sa dernière carte : Je suis chargé d’enquêter sur cette histoire de bête, chez Morel. Ce n’est pas très loin de chez toi. Si tu es d’accord, je passerai te voir. Elle avait répondu : avec plaisir, je serai heureuse de te présenter Théo.
Dire, tout simplement, qu’elle était heureuse de le revoir s’avère encore trop difficile.
Bénédicte porte attention aux signes, aux coïncidences, aux messages qu’elle détecte dans l’expression d’un visage ou dans l’envol d’une pie, surprise dans le potager. Elle a renoncé à leur donner un sens de crainte qu’ils n'annoncent de mauvaises nouvelles, comme le vase tombé de ses mains quelques jours avant la naissance de Théo, et ce qui s’en est suivi.
Elle s’assoit, remonte une mèche de cheveux derrière son oreille, se sert un café. Le rêve de cette nuit l’a laissée le corps meurtri. Son ventre se tordait à la manière d’un papier que l’on réduit en boule. Abusée par les images, elle avait plongé les mains entre ses cuisses. Souvenir du geste qu’elle avait exécuté une autre nuit, le 8 mai 1945, alors que partout on fêtait la capitulation de l’Allemagne. Seule dans la maison, elle avait planté ses ongles dans le bois du lit en hurlant de rage et de douleur. Les contractions l’avaient prise avec trois semaines d’avance. Son compagnon, Samuel, avait enfourché son vélo pour aller chercher Mme Lafaille, l’infirmière qui faisait office de sage-femme. Malgré la côte, il suffisait de quelques minutes pour rejoindre le village. Bénédicte se souvient du premier cri poussé par Théo qui ne portait pas encore de nom. Un cri bref, suivi d’une pause qui n’en finissait pas. Elle se souvient du vertige qui l’avait frappée devant ce silence posé comme un bâillon sur la bouche du nouveau-né. Où était Samuel ? Où était la sage-femme ? Les lèvres mordues jusqu’au sang, elle avait cessé de respirer. Le temps s’était dilué. L’attente s’était imposée. Celle de Samuel, de la sage-femme, de la respiration du bébé, de la sienne. La vie et la mort formaient un tout que seul un fil d’air pouvait dissocier.
1 commentaire
loup pourpre
-
Il y a un mois