Bafouilleur Tu prendras soin du petit Chapitre 1

Chapitre 1


15 mai 1956


Du haut de la falaise, il ressemblait à une poupée oubliée dans une baignoire par un enfant distrait. La mer, bousculée par le mistral, mugissait en se fracassant contre les roches déchiquetées. Tout autour, l’ombre rongeait la calanque à coups de dents acérées. Les paupières plissées, Mario l'avait aperçu, balloté par les flots agités, parmi les reflets du ciel et le miroitement des nuages. Nu, la tête immergée, soulevé par les vagues frangées d’écume, il exhibait ses fesses livides en toute impudeur.

Mario avait dévalé le sentier tortueux suspendu entre la mer et les rochers. Au pied de l’escarpement, le souffle rauque, il avait propulsé sur la grève caillouteuse son corps trapu, porté par des jambes endurcies à courir les bois et les collines pour tirer le lapin ou le sanglier. Secoué par les rafales aux senteurs d’iode, il avait traîné sur la plage sa barque, amarrée à la jetée, trop légère pour résister aux masses d'eau qui la submergeaient. Après un dernier coup d’œil au noyé malmené, il avait filé en direction du village.

Ils furent nombreux, cette nuit-là, sous la lumière froide d’un ciel criblé d’étoiles, à scruter le cadavre que les vagues projetaient contre les récifs en allumant des gerbes aux allures de dentelle.

Les visages graves, aux traits fatigués, reflétaient les questions que chacun se posait. Accident ? Suicide ? Meurtre ? On hochait la tête, on soulevait les épaules, on écartait les bras, on murmurait, on supposait.

Quand les marins-pompiers remontèrent la dépouille, la stupéfaction imposa le silence. Un nom circula, porté par des regards entendus, sans qu’un mot fût prononcé. On se sépara, les lumières des maisons s’éteignirent, on se serra dans les lits et une lourde suspicion parcourut le village.



15 jours plus tôt


Il suffirait d’un coup de tranchant de pelle, disait Louise. La lueur du jour effacerait les ombres, le ciel délaisserait son costume de deuil et la terre accueillerait les pousses impatientes, ivres de vie et de lumière.

À l’écho de ces paroles, un homme entrouvre les paupières. Couché dans un cabanon de pierres sèches planté au milieu d’une ancienne oliveraie, il hésite. Pourquoi Louise n’est-elle pas à ses côtés ? La pâle clarté qui filtre à travers une lucarne le rappelle à sa quête : Baptiste.

Il déplie ses jambes et souffle un air chaud sur ses doigts gourds. Avec précaution, soucieux de ne pas froisser son dos ankylosé, il s’extrait de son duvet, enfile son pantalon de velours côtelé, sa veste de grosse laine grise et ses chaussures de marche à l’épaisse semelle crantée. Ses orteils, recroquevillés par le froid, protestent, par des élans douloureux, contre le poids de ce grand corps revenu à la verticale.

Dehors, la campagne flotte dans la brume. L’homme déboutonne sa braguette et libère ce bout de chair, qui s’était dressé cette nuit, trompé par le souvenir de Louise. Une grimace remonte ses lèvres quand le jet fumant éclabousse la terre au pied de l’olivier centenaire. L’un des rares à avoir survécu à la longue période glaciale de février.

Autour de lui, les arbres et les buissons s’ébrouent. Mille gouttelettes de rosée se dispersent dans l’air encore humide. Au loin, le jacassement d’une pie répond au hennissement d’un cheval.

Trois mots résonnent dans la tête de l’homme : Baptiste a disparu. Trois mots en forme d’aiguillon planté dans son crâne. Trois mots auxquels s’ajoutent : Tu prendras soin du petit !

Dans son sac à dos, il saisit un quignon de pain que la nuit a durci comme un os. Ses dents égratignent la croûte épaisse. À l’intérieur de la gourde, l’eau, transformée en paillettes, tintinnabule en clochettes cristallines. Il en laisse fondre sur sa langue en regardant le soleil bondir au-dessus des pins accrochés à la colline. Bientôt, il fera bon marcher à l’ombre. Pour l’heure, il garde son bonnet de laine enfoncé jusqu’aux oreilles. Ici, les écarts de température entre la nuit et le jour ressemblent aux pensées qui bataillent sous son front. Certaines, glacées, brûlent de pulsions destructrices, alors que d’autres, à l'ardeur dévorante, se figent face à l’irrémédiable absence.

Voilà deux jours que Victorien est en chemin. Victorien Rasch. Fils de Nathan et de Rachel Rasch. Dernier de la lignée. Depuis le départ de Louise, il ne lui reste que ce nom, planté comme un clou dans sa chair, et le souvenir d’une vie au parcours chaotique dont une partie lui fut cédée par mégarde, un jour où son vélo avait crevé sur le Vieux-Port. Un jour où le regard froid de sa mère, aperçu derrière la vitre crasseuse d'un bus, l’avait paralysé. Un jour de janvier 43. Un jour où la chance, une fois encore, l’avait accompagné malgré le bruit des bottes et les fusils chargés.

L’aiguillon le rappelle au présent. Baptiste a disparu.

Louise lui avait dit : tu prendras soin du petit. Il avait répondu d’un cillement de paupières engorgées de larmes. Lové dans un coin, le vide planté au fond des yeux, Baptiste se balançait le visage caché derrière ses doigts au dessin tortueux.

Trois mois plus tôt, Louise s’était couchée dans le lit abandonné de Baptiste. Le petit n’était pas rentré de sa dernière escapade. Une température polaire décimait la région. Par endroits, les blocs de glace s’élevaient aussi haut qu’un homme. Les champs se mélangeaient en d’immenses patinoires où le blanc triomphait. Le froid, porté par un mistral féroce, sévissait depuis des semaines. D’un souffle, il fendait le tronc des arbres, détruisait les récoltes, gelait les oiseaux en plein vol, frigorifiait les animaux sauvages, explosait les radiateurs des voitures, éclatait les compteurs d’eau, effaçait les routes et les chemins.

Victorien avait fabriqué, en toute hâte, une paire de skis avec les lattes de bois arrachées à la terrasse et s’était lancé à la recherche de Baptiste avec la même question en tête : où cherchait à se rendre le petit en fuguant ainsi ? D’ordinaire, il le rattrapait rapidement. Cette fois, la fugue s’était prolongée jusqu’au seuil où la vie et la mort se confondent. Victorien avait aiguisé son instinct d’animal qui lui avait valu d’être surnommé le loup à l’époque où il partait en mission sans être certain de revenir. C'est à la nuit tombée, au bout de plusieurs heures, que Victorien avait retrouvé Baptiste enseveli sous le toit d’une grange, effondré sous le poids de la glace. Avec Louise, ils l’avaient couché entre eux, emmitouflé sous un amas de couvertures. Combien de jours et de nuits s’étaient écoulés avant que Baptiste cesse de trembler et de gémir ? Victorien ne sait plus.

Tout comme il ne sait plus, à quel moment, dans la maison enfouie sous un linceul de neige, une fleur carnivore avait surgi et planté ses racines dans l’intimité profonde de Louise. À quel moment, des tiges ramifiées en de multiples bourgeons affamés avaient déployé leurs éteignoirs sur chaque étincelle de vie au fond du ventre de Louise ? À quel moment le combat cessa ?



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7 commentaires

Alsid Kaluende

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Il y a 10 jours

Et hop, voici un like d'encouragement, bonne chance pour le concours!

Bafouilleur

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Il y a 9 jours

Merci.

loup pourpre

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Il y a un mois

On se croirait en pleine ére glaciaire avec ton décor. J’adore ton ambiance noire et glaciale avec quelques expressions bien menées. Je poursuis.

StevenLT

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Il y a un mois

Like de soutien, bon concours à toi ! 😊

Bafouilleur

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Il y a un mois

Merci.

Hooper (Seb Verdier)

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Il y a un mois

Résumé et premier chapitre bien intrigant.... A suivre ;)

Bafouilleur

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Il y a un mois

Merci. J'espère tenir sur la durée... A suivre
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