Fyctia

Au bout de quelques secondes, la tête légèrement penchée sur le côté, la jeune femme m’offre un sourire satisfait. Mes doigts me brûlent de virer ses breloques immondes, pour rejoindre le bateau qui me ramènerait chez moi.

C’est impossible, je le sais.

Mais je donnerais tout pouvoir le faire.

J’étouffe la souffrance pour me concentrer sur le reflet inconnu que me renvoie le miroir.

Tout en me murant dans un silence que je ne connais que trop bien.

L’amertume me brûle la gorge.

Me voilà enchaînée, prête à être offerte à mon époux tel un cadeau empoisonné.

Le froid glacé qui s’immisce dans mes veines me tire un frisson.

Je suis l’offrande sacrée. Le traité d’une paix illusoire. Le futur jouet d’un usurpateur connu pour sa cruauté.

— Le rouge vous va à ravir, ma reine.

Pour la première fois depuis une éternité, un éclat de mon feu intérieur embrase ma poitrine. Je serre les poings, sous mon peignoir en satin. Le rouge me va à ravir.

C’est exactement ce à quoi mon époux a dû penser en choisissant la douleur.

Du rouge pour la condamnée. Le symbole de sa victoire.

Je déglutis. Au loin, le bruit des chevaux pénétrant dans l’enceinte du château résonne. Les calèches s’enchaînent depuis ce matin mais plus les heures passent, plus le moment se rapproche.

Tic, tac. L’horloge tourne.

La lumière du jour s’effrite lentement à travers les carreaux sales de ma geôle. D’ici quelques minutes, les ténèbres seront si profondes que même la clarté de la lune ne parviendrait plus a la traverser. Je pince les lèvres, déconfite.

Un mariage de nuit, une autre exigence de mon époux. Mère a bien essayé de le faire changer, prétextant qu’Onyx pourrait y voir une forme de duperie. Ad’harc s’est contenté de la rabrouer : son mariage se déroulerait exactement lorsqu’il le voulait, tant pis pour le Dieu de l’union.

Après tout, ce mariage n’était qu’une vaste plaisanterie.

Tout à coup, la chambrette exiguë sur le bateau me manque. Pyke me manque. Même cet idiot de Bowen commence à me manquer.

Pour m’empêcher de céder à la panique dévorante qui commence à me submerger, je fixe mon reflet, en frissonnant.

La parure sanglante ajoute une touche de couleur sur ma peau pâle. C’est à la fois magnifique, et vulgaire. C’est très certainement l’effet recherché.

Je fais glisser l’un de mes doigts sur la chaîne du milieu. Les diamants rubis s’enfoncent dans mes hanches. D’ici la fin de la cérémonie d’union, ils seront si incrustés que j’en porterai la marque des jours durant.

La femme qui me rend mon regard à travers le miroir a l’air… Vide.

Une poupée dénudée, qu’on aurait dépouillée de son âme. Je fronce les sourcils.

Non. Pas question de craquer, maintenant.

Je suis plus que ça. Je suis Sarai. La sauveuse.

Je suis la femme qui libéra le peuple de l’emprise de l’usurpateur. Qu’importe s’il me brise, qu’importe si j’y perds mon cœur et mon âme, qu’il m’humilie ou qu’il me broie les os.

Je suis la sauveuse. Rien ne pourra changer ça, même ses manigances.

Revigorée par cette seule idée, je carre les épaules.

Mes yeux balayent minutieusement mon corps d’un œil critique.

Le collier doré me serre la gorge, s’enroule sur mes seins, glisse tel un serpent le long de mon ventre, avant de se refermer autour de mes hanches.

L’usurpateur a ordonné qu’on remonte mes cheveux aussi blanc que la neige pour dégager mon visage, alors elles l’ont fait.

Il a exigé qu’on couvre les marques d’or tatoué sur ma poitrine, sommé qu’on me retire mes bracelets pour les remplacer par des chaînes.

Je me suis pliée à chacune de ses règles, à l’image de la bonne épouse que je me dois d’être. Et d’un claquement de doigts, j’ai arrêté d’être Sarai.

Je suis devenue la propriété d’Ad’Harc Torry.

Son jouet le plus précieux. Sa future victime.

— Le roi est un homme chanceux.

Je sais que la servante fluette qui me couve du regard essaye de me faire plaisir, sauf que ses mots s’enfoncent dans mon ventre à la manière d’une lame chauffée à blanc.

Le roi est un homme chanceux.

Que répondre à ça ?

Le roi est homme monstrueux, la chance n’a rien à voir là-dedans.

Sous mes yeux, le visage de la jeune femme se froisse, alors je ravale ma rage pour lui sourire. Un rictus aussi faux que ma nouvelle apparence.

— Je suis bien plus chanceuse qu’il ne l’est.

Je répète ces mots comme s’ils étaient des couleuvres remontant dans ma gorge. Ils me font un mal de chien, mais je me force à les cracher, sans m’arrêter de sourire.

Les pupilles de Mina se mettent à pétiller de joie.

— Vous faites un si joli couple, tous les deux !

Les mains sur le cœur, le regard rêveur, la servante papillonne des yeux. Ma nausée me reprend, encore plus vive que celle que j’avais sur le bateau, en arrivant.

Un si joli couple.

Comment pourrions-nous former un joli couple, alors que je ne l’ai jamais vu ? Je ravale la question qui me pique les lèvres.

— Pousse-toi de la Mina, la rabroue méchamment la quatrième domestique.

Elle semble plus âgée sur les autres et ses iris pâles me donnent l’impression d’être sondés jusqu’à l’âme. D’un coup de hanche, elle déloge la jeune femme pour se planter à mes côtés, les bras coincés sous une vaporeuse robe bordeaux.

Je fronce les sourcils.

— Elle… Elle devait être noire.

— Changement de programme se contente de grommeler la mégère, en me fusillant du regard. Levez les bras !

Le tissu rubis aspire toute mon attention. Rouge. Rouge. Du rouge partout. Je me noie dans une mer rubis.

— Vos bras !

Je sursaute avant de m’exécuter.

— Plus haut !

La peau couverte de frisson, je tends les paumes vers le haut et halète quand le poids de la robe me tombe dessus. La soie me gratte, irrite mes sens.

J’étouffe sous la vague d’étoffe lisse. D’instinct, je courbe les épaules, en essayant d’y échapper.