Fyctia

Kassandre m’observa en silence pendant plusieurs minutes. Puis, elle pencha la tête sur le côté.

— Vos intentions me paraissent louables, Callie, répliqua-t-elle avec un léger amusement. Je ne peux pas vous refuser cette chance de redorer le blason familial. Néanmoins, votre ignorance des coutumes de la Cour est déplorable. Il faudra y remédier au plus vite.

Désarçonnée, je fronçai les sourcils. Je ne compris son sermon qu’en sentant le courant d’air sur mon visage nu. Les joues en feu, je sursautai en fouillant le sol du regard. Mon voile couleur lavande n’était nulle part en vue. J’avais oublié de le remettre, et il avait dû tomber dans le couloir. Exaspérée, je jurai intérieurement. Me montrer aussi tête en l’air était inadmissible. À Khilan, c’était une attitude qui pouvait me conduire à l’échafaud. Comme s’il lisait dans mes pensées, Emrys se leva de son fauteuil et éclata d’un rire railleur. À la fois sensuel et menaçant, ce son se répercuta entre mes os.

Je remarquai pour la première fois à quel point le monarque était imposant. Grand et large d’épaules, il portait une longue épée accrochée à sa ceinture. Les reflets des vitraux nimbaient ses cheveux sombres d’une lueur cuivrée.

— Cette entrevue est des plus divertissantes, décréta Emrys en dardant ses prunelles sur moi. Je devrais vous féliciter, Callie. Mes courtisans habituels sont d’un ennui mortel, et je le leur fais savoir pour leur bien. Ils pourraient finir par m’agacer, ce qui ne serait bon pour personne. Une fois de mauvaise humeur, je deviens infréquentable.

Ma langue se changea en plomb. Cette conversation prenait un tournant inattendu, que je peinais à interpréter. En le voyant s’approcher de moi, je convoquai tout mon courage pour ne pas reculer. Les traits indéchiffrables, le roi adoptait la démarche souple d’un prédateur. Emrys Hartless était dangereux, et il en avait parfaitement conscience. À cet instant, j’eus l’intime conviction que sa présence captivante n’avait aucun rapport avec son titre. Même dans la peau d’un simple mortel, il aurait trouvé le moyen de se démarquer. Une puissance colossale et naturelle émanait de lui. Je jetai un œil à la délicate reine Kassandre, curieuse de savoir si l’aura d’Emrys l’asphyxiait par moments. Elle traitait le premier fils de son époux avec une affection maternelle, mais se fier aux apparences serait une erreur.

— Le mystère est enfin levé ! s’exclama Emrys en écartant les bras. Depuis mon couronnement, la question des débutantes me taraude. Je ne comprends pourquoi elles se pavanent toutes avec ce morceau de tulle sur le visage. Je pensais que c’était un effet de mode, une énième lubie de demoiselles désœuvrées.

Son attitude pensive me fit hausser les sourcils. Je pris la parole sous le coup d’une impulsion :

— Ces demoiselles désœuvrées désirent seulement l’approbation de leur roi, affirmai-je avec fermeté. Leur environnement les conditionne à se limiter à cette unique ambition. Vous ne mesurez pas l’impact qu’un seul de vos regards peut avoir sur elles.

Je crus entendre Kassandre pousser un hoquet stupéfait. Un éclair furtif traversa les yeux bleus d’Emrys. Son sourire s’élargit, creusant une fossette dans sa joue droite.

— Je perçois une certaine désapprobation dans votre discours, rétorqua-t-il en baissant la voix. Vous venez de tomber dans mon piège, Callie. J’ai bel et bien connaissance de cette tradition qui vous répugne. Elle a été instaurée par mon arrière-grand-père. C’était un excentrique en quête constante d’attention de la part de la gent féminine. Ma grand-mère s’y est pliée, puis ma défunte mère et Kassandre à leur époque.

Emrys réduisait progressivement la distance qui nous séparait. Son corps projetait une ombre provocatrice sur le mien. En dépit de ses muscles détendus, un orage semblait couver sous sa peau. Mon cœur rata un battement, et une fureur incendiaire se diffusa dans ma poitrine. Je distinguais enfin le roi rusé qui avait envoyé un assassin sur les traces de ma famille. Le souffle court, je baissai la tête afin de ne pas empirer ma situation. Je lorgnai toutefois sur son épée, obnubilée par l’envie de pointer la lame contre son torse.

L’hiver dernier, en visite officielle dans une région reculée de Cidia, chacun de mes parents avait reçu une flèche empoisonnée en plein cœur. Incapables d’être sauvés, ils avaient rendu l’âme en quelques secondes. Au milieu d’une foule traumatisée, les gardes s’étaient empressés d’abattre le coupable avant qu’il s’en prenne à Astoria. Par la suite, une enquête avait permis de relier cet homme à Khilan. Depuis ce jour, la haine que j’éprouvais envers Emrys Hartless était mon carburant. Aussi, je contractai la mâchoire en sentant sa main se glisser sous mon menton. Il confondrait sûrement ma réaction avec de la peur.

— Je déduis autre chose, murmura-t-il. Obtenir mon intérêt ne vous importe absolument pas. Vous êtes ici pour laver le nom des Pyrrha, rien d’autre.

D’un geste doux, le monarque me força à croiser son regard flegmatique. Pendant une minute, je fus tentée de me pencher un peu plus vers lui. Je n’avais qu’à établir un minuscule contact entre mes lèvres pleines et sa peau hâlée. Ce serait lui offrir une mort rapide, propre. À mille lieues de la mare de sang qui s’était formée autour des souverains de Cidia. C’était plus qu’il ne méritait. Au lieu de ça, je m’enquis sur le même ton :

— Et ça vous est égal, sire ?

Une émotion cryptique miroita un instant au fond de ses pupilles. Elle s’évanouit bien vite, remplacée par une froideur d’acier.

— Les jeunes filles de la Cour sont libres de faire comme bon leur semble. Si perpétrer d’absurdes coutumes les amuse, grand bien leur fasse. Si elles choisissent de s’en écarter, je n’y accorde aucune importance. Je gouverne un pays, mademoiselle Pyrrha. J’estime avoir plus urgent sur les bras qu’une affaire vestimentaire.

Je réprimai une grimace arrogante en constatant qu’il éludait ma question précédente. Mes traits restèrent neutres, et je sentis sa prise se resserrer sur mon menton. Ce n’était pas douloureux, mais je commençais à être perturbée par cette proximité. Le parfum épicé d’Emrys m’enveloppait de partout, mon champ de vision se limitait à son visage harmonieux. Je me mordis l’intérieur de la joue lorsqu’il me chuchota à l’oreille :

— D’où vous venez, je doute que vous suiviez la moindre règle. Les choses sont différentes à Catarrias. Vous avez beau être aussi insolente que ravissante, une incartade trop brutale pourrait vous coûter cher. De grâce, tâchez de rester dans les rangs. Je n’aimerais pas avoir à vous faire du mal.