Mary Lev TerraNova Chapitre 4.2

Chapitre 4.2

Ce vieux fou avait raison, soupire Eskander, le cœur lourd. Sa mort est déjà effacée.


Eskander songe au corps de sa mère enfermé dans un caisson réfrigéré. Il n'a pas encore eu le droit de l'enterrer. Le légiste a été formel : il a besoin du corps pendant encore un mois au minimum. Un milicien lui a soufflé avec malveillance que la restitution du corps dépendrait de sa capacité à résoudre l’enquête. Eskander s’est alors plongé dans le dossier administratif de Sobek Zhang pour étouffer sa colère..


Âgé de dix huit ans, d’origine modeste, le jeune garçon s’est extirpé par miracle du quartier où il est né. Étudiant brillant, doté d’une mémoire vertigineuse, il a été remarqué par Samuel Saulnier et accepté à l’Académie. L'année s’est déroulée sans accroc, le jeune garçon était un modèle de travail et de discrétion. Malgré une fouille assidue de l’historique de son Pass énergétique, Eskander n’a pas déniché le moindre manquement au règlement intérieur. Ses résultats scolaires crevaient le plafond. Eskander a découvert dans son dossier une lettre rédigée dans un anglais pompeux, lui signifiant son admission à l’Université de Cambridge. Tout portait à croire que Sobek était un jeune génie sans histoire. Même sa photo allait dans ce sens, ne montrant rien d'autre qu'un jeune garçon en léger surpoids, aux joues constellées par les cicatrices d’une acné mal soignée. Rien n’indiquait qu'il était sur le point de devenir un terroriste.


En concentrant ses recherches, Eskander a découvert l'intérêt poussé de Sobek pour la littérature anglaise. En sus de son bac, l'étudiant a trouvé le temps de rédiger un mémoire pointilleux sur un obscur poète romantique anglais, dont les premières lignes ont suffi à plonger Eskander dans un ennui mortel. L’équipe pédagogique de l’université de Cambridge n’était pas de son avis, et a jugé ce travail absolutely brilliant. Son avenir était tout tracé. Et là, juste au moment où le rêve allait prendre corps, tout s’était terminé dans une explosion de sang et de métal.


Alors qu'il tourne en rond au Parc, sa conversation avec Robert Dafoe lui revient en mémoire. Il se rappelle que le vieux fou a mentionné Cambridge. Son cœur manque un battement, ses paumes se couvrent d’une moiteur désagréable. Les murs qui l'entourent l’oppressent. Une certitude le prend : les réponses ne se trouvent pas à l’Académie. Pour comprendre Sobek, il faut remonter à la source.


Ses jambes se mettent en marche. Il remonte le quai d’Ivry en direction du Nord et arrive au poste frontière de la porte de Bercy. Sans se laisser intimider par l’attitude froide du brigadier, il scanne son Pass flambant neuf. Autorisations exceptionnelles. Fond financier illimité. La barrière ne résiste pas et le garde-frontière retourne à ses vidéos Night&Day. Des images de véhicules thermiques colorés défilent à toute vitesse sur ses iris hypnotisés.


Eskander s’empresse de louer un vélo-trotteur électrique. Dix kilomètres le séparent de la Porte de la Chapelle, lieu de naissance de Sobek, où sa mère vit encore d’après les informations transmises par Abel Kum.


Malgré la distance relativement courte, Eskander est retardé par les postes frontières. Son engin exige d’être rechargé toutes les trente minutes ou presque. Lorsqu’il arrive à destination, le soleil est déjà à son zénith. Il gare son vélo-trotteur sur l’emplacement avec borne de rechargement ultra-rapide situé face au rond-point.


Un square miteux s'étale sur sa droite. Des enfants massés en bandes fouillent dans des bennes à ordures. Quelques-uns lui lancent un regard haineux, tandis que d’autres scrutent avec une hargne inquiétante son vélo-trotteur. Il contourne le rond-point par la gauche pour les éviter et dépasse un centre de ravitaillement. Une longue file d’attente s’étire devant l’entrée. Une mère de famille sort en trombe du magasin en traînant derrière elle deux marmots, tétine vissée sur la bouche.


— P'u de haricots ! Et p'u de synthéviande ! Circulez, vous autres, y'a plus rien à tirer de ce crétin !


Elle s’éloigne, mal fagotée dans une robe à fleurs très échancrée qui remonte le long de ses cuisses à chacun de ses pas. Eskander la voit enclencher son OculoTech flambant neuf, et débuter l’enregistrement holo-vidéo de son verbiage sonore.


Eskander avance encore. Sur sa droite, l’enseigne morne du « Café de la Gare » est en piteux état. L’établissement est un ancien squat aux vitres brisées, et au sol poussiéreux. Il a été pillé jusqu’à sa dernière dosette de sucralose.


Le Chasseur s’engage alors le long de la rue de l’Évangile. Un spectacle de chaos le fige de stupeur.



Les trottoirs sont comme un grand débarras agité, fourmillant de vie, dégageant une prégnante odeur de grain brûlé. Partout, des amas de tôles et de bâches en plastiques forment des abris de fortune. A quelques mètres, des humains débraillés s’entassent autour d’étals clandestins, devant lesquels des échalas retournent des brochettes de viande synthétique périmée, achetée au marché noir et noyée d’épices bon marché. Un homme vêtu d’une combinaison bleu pétrole noircie aux manches se penche sur une glacière, en sort une matière organique marron découpée en carrés irréguliers qu’il pique sur des broches, tout en chassant à coups de pieds furieux des gamins des rues agglutinés autour de lui. Des caddies rouillés sont lâchés çà et là, tantôt vides, tantôt ensevelis sous des couches d’éconyl coloré vendu au centimètre sous le manteau.


Une annonce publicitaire sauvage franchit le pare feu de son OculoTech, et la rétine d’Eskander est agressée sans sommation.


Rejoignez les colonies lunaires, pour l’avenir de l’humanité. Pourquoi acheter un seul OculoTech, quand vous pouvez en avoir deux pour 29,99 euro-dollars de plus par mois ? Découvrez l’application Night&Day, le réseau qui ne dort jamais, des vidéos inédites à la demande 24h sur 24.


Aveuglé durant un court instant, il tente d’activer son bloqueur publicitaire, qui réclame une mise à jour payante. Eskander finit par désactiver l’engin, et ses yeux retrouvent avec plaisir les images en désordre, mais réelles, du bazar de la Porte de la Chapelle. Ses pieds se prennent parfois dans les détritus qui jonchent le sol, cannettes de soda éventrées, mégots écrasés, préservatifs usagés, sacs en plastique et fragments de matériel électronique invendables. De temps à autre, il surprend des regards de dégoût posés sur lui, certains s’écartent ou au contraire le bousculent avec violence. Eskander a la désagréable sensation de se noyer dans une marée humaine hostile, qui lui rappelle les hordes sauvages croisées la nuit durant sa carrière. Des êtres capables sur un coup de tête de vous lacérer le ventre d’un coup de poignard.



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5 commentaires

Marie Andree

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Il y a 8 jours

Disons qu'en ce qui concerne Porte de la Chapelle au moins, les choses n'ont pas trop changé 🤣

Mary Lev

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Il y a 7 jours

Voilà c’est ça ! Malheureusement…

Gottesmann Pascal

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Il y a 13 jours

Coloniser la lune...je préfèrerai que ta société rende la terre plus vivable et laisse les astres tranquilles.

Mary Lev

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Il y a 8 jours

On est bien d’accord !
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