Mary Lev TerraNova Chapitre 4.3

Chapitre 4.3

Eskander accélère le pas, cherche des yeux le numéro 27. La petite porte en aluminium usé apparaît enfin, mais l’interphone est hors d’usage. Coup de chance, un homme tatoué sur l’ensemble du visage a la gentillesse de lui tenir la porte. Eskander s’engouffre dans le hall. La fraîcheur soudaine lui arrache un frisson douloureux.


Il monte les cinq étages sans que son cœur ne manifeste la moindre complainte, résultat d’une discipline sportive dont il bénit à présent les bénéfices. Il s’arrête face à une petite porte en bois coquettement repeinte en bleu azur, et toque à la porte.


Une petite femme à la peau ridée et au cheveu gris en déroute lui ouvre la porte.


— Vous cherchez quelque chose ? couine-t-elle.


Avec ses grands yeux, elle ressemble à une souris flairant le danger.


— Madame Jebbour ? Pardon de vous déranger. Je suis venu vous parler de Sobek.


— Sobek ? dit elle, le visage soudain fermé. Je… je ne veux plus parler de lui, j’ai déjà tout dit à vos collègues. Ils sont déjà venus, deux fois. Maintenant, partez s’il vous plaît.


Eskander bloque sans difficulté la porte que la petite vieille veut lui claquer au nez.


— Attendez ! Je ne suis pas de la milice. Je suis un ancien élève de l’Académie, un Déviant, tout comme Sobek !


La vieille dame interrompt ses efforts et l’observe plus attentivement. Au bout de quelques secondes, elle chuchote :


— Vous feriez mieux d’entrer. Nous parlerons à l’intérieur.


Une fois entrés, madame Jebbour lui indique un genre de banquette verte brodée d’or. Il s’assoit avec précaution, promène son regard sur le studio, les murs parme, la kitchenette bricolée dont le seul luxe est un autocuiseur du siècle dernier avec batterie intégrée. Dans un coin, un minuscule lit une place est plaqué contre le mur, à moitié dissimulé par un panneau imitation moucharabieh. L’ensemble dégage une impression d’orient vulgaire.


— Un verre de thé ?


Sans lui laisser le temps de répondre, elle dépose sur la petite table l’équivalent de sa ration alimentaire mensuelle : petits gâteaux, crêpes, confitures, jus de fruit. Eskander tente de protester. Elle l'interrompt d’un geste..


— Safi* ! Ça me fait plaisir. Alors comme ça, tu étais un ami de Sobek ?


Son osseux s'assoit à côté de lui et ses grands yeux le fixent, à l'affut de sa réponse. Incapable de lui mentir, il saisit un gâteau luisant de sirop de glucose.


— Mon Sobek… Cher petit…, murmure-t-elle le regard perdu dans le vague. Il a toujours fait ma fierté. Un élève modèle…


Elle fait une pause pour lui fourrer dans la main un morceau de crêpe graisseux.


— Il avait été admis à Cambridge, tu le savais ? lance-t-elle avec un regard de défi. Ce n’était pas n’importe qui !


— Justement, j’aimerais comprendre pourquoi il a fait... ce qu’il a fait. Quelqu’un aurait pu lui dire quelque chose, le manipuler ?


— Sans doute, souffle madame Jebbour. Quelques semaines avant… l’accident, il est devenu bizarre, ne répondait plus à mes appels. Il était froid, distant, je ne le reconnaissais plus. Je me suis dit que c’était la peur de quitter Néo-Paris. Mon Sobek, si solitaire, si farouche… lui qui n’avait jamais mis les pieds en dehors de notre quartier, il était déjà terrifié de devoir se rendre dans le Val de Marne pour rejoindre l’Académie. Alors, quitter une province pour une autre…


— Quelqu’un aurait pu le contrarier ? Le menacer ? Un étudiant jaloux? Une petite amie ?


— Sobek avait peu d’amis, et ne s’intéressait pas aux filles, il ne leur plaisait pas de toute façon. Je lui disais toujours d’attendre d’être dans les provinces anglaises ! Là-bas, ils sauraient voir sa vraie valeur ! Pas comme ici, où il était traité comme un pestiféré. Mais tu dois traverser la même chose, non ?


Son regard empathique lui brûle la peau. Sans se formaliser, madame Jebbour lui sert un liquide bouillant couleur or. Il se force à absorber la mixture sous le regard attendri de son hôtesse.


— Mon Sobek n’a pas eu la vie facile. Mon mari était d’origine vietnamienne. Il est mort il y a peu. Une leucémie brutale qui l’a foudroyé en quelques mois. Je venais à peine de vendre la maison pour régler les traites de la thérapie pangénomique*. Sobek a ensuite échoué à son premier test Veritas. Le choc, sans doute. Deux ans plus tard, après son second échec, l’appel de l’Académie a été salutaire ! Une vraie bénédiction. Sobek était brillant et travailleur. Il a toujours fait ce que Saulnier lui demandait. Il savait ce qu’il devait à l’Académie. Il n’aurait jamais …


Sa voix se brise, elle baisse pudiquement le regard. Une vague de pitié traverse Eskander.


— Après l’attentat, continue madame Jebbour, j’ai reçu des menaces de morts, des lettres d’insultes. J’ai perdu mon travail. Je survis à peine, grâce au marché noir. Je reprise des vêtements en échange de quelques euro-dollars. Parfois, Yakov me laisse emporter les invendus ...


Elle se penche vers lui, lui attrape le bras et prend un ton conspirateur :


— J'ai la chance de pouvoir me cacher. Mais toi et Sobek, vous portez votre déviance sur votre visage. Avant même son échec au test Veritas, il subissait moqueries et insultes. On l’attendait à la sortie d’école pour le rouer de coups, l’injurier, l’humilier.


— J’ai changé de nom, avant d’intégrer l’Académie, articule Eskander sans vraiment savoir pourquoi. J’ai pris le nom de ma mère, un nom iranien. Mais ça n’a pas changé grand-chose.


La prise de Madame Jebbour se serre autour de son poignet. Malgré la douleur lancinante, Eskander se sent incapable de se dégager, comme si la vieille dame pesait le poids d’un CarSob*. Elle se tourne vers lui et le regarde comme si elle le voyait pour la première fois.


— Mirafzal, comme la dame qui est morte lors de l’attentat ?


— C’était ma mère, confirme Eskander.


Elle se lève sans un mot. Ses petits bras maigres tremblent lorsqu’elle attrape la bouilloire en plastique pour l’emporter vers la kitchenette. Elle prend un temps interminable pour la vider, la nettoyer au jet d’eau, et l’essuyer à l’aider d’un torchon en éconyl visiblement récupéré sur un étal. La fibre, inadaptée à ce genre d’usage domestique, crisse de mécontentement sur la surface lisse de l’appareil.


— Tu es Eskander Mirafzal, le chef des Chasseurs, dit lentement madame Jebbour.


— De l’escouade du Val de Marne, précise Eskander.


— Je sais qui tu es, Sobek m’a beaucoup parlé de toi. Mais tu m’as menti, n’est-ce pas ? Tu ne connais pas mon fils.


— Je n’avais jamais entendu parler de lui avant l’attentat.


Safi : locution en arabe qui signifie : ça suffit.


Thérapie pangénomique : thérapie médicale basée sur l'analyse génétique complète du patient et la conception de thérapies personnalisées.


CarSob: voiture sobre, compagnie transnationale qui propose des véhicules électriques à la location de courte durée.


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2 commentaires

Marie Andree

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Il y a 8 jours

Ce doit être terrible cette incompréhension pour une mère... 😢

Mary Lev

-

Il y a 7 jours

Et elle n’a aucun moyen d’avoir des réponses c’est ça le pire …
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