Fyctia
Chapitre 3.2
— Votre professeur de mathématiques —madame Despines, une ancienne connaissance à moi —, a pris la liberté de nous envoyer votre dossier, dit Samuel Saunier d'un ton égal. Nous avions gelé nos affectations pour la prochaine rentrée, mais il s’avère que vos résultats, qui sont véritablement excellents, nous ont poussés à reconsidérer cette décision, et à vous rendre visite.
— Madame Despines ? balbutie Anna. Je ne comprends pas, Qui êtes-vous, au juste ?
— L’infirmière ne t’a rien dit ?
C’est l’Eurasien qui a posé la question. Ses yeux ne l’ont pas quittée. Malgré la peur qui lui tenaille le ventre, elle s'accroche à son regard comme à une bouée de sauvetage.
— Non.
Le ventru pousse un soupir d’exaspération.
— Je vois, dit-il. Je vais donc reprendre depuis le début. Je m’appelle Samuel Saulnier, et je suis le directeur de l’Académie TerraNova.
— Et je suis Eskander. Ancien élève de l’Académie.
— Nous sommes venus te parler de ton avenir, jeune fille. L’Automedic m’a assuré qu’il s’agissait de ta première crise de déviance. Ce sont des choses qui arrivent, surtout après un changement de statut. On m’a assuré que ton état psychique était stable. Sache que les sautes d’humeur à répétition ne sont pas tolérées dans notre établissement.
Anna les regarde tour à tour, sans comprendre. De quoi parlent-ils ? Que lui veulent-ils ? L’idée que l’Académie puisse être un genre de maison close pour jeunes filles en perdition lui effleure l’esprit. Elle se sent rougir violemment de la tête au pied. Plutôt endurer le froid de la rue, que de manger de ce pain-là.
— Une académie ? Je ne suis intéressée par ce genre de formation.
— Tu refuserais une telle opportunité ? persifle Samuel, piqué au vif. Serais-tu folle, par hasard ?
— Samuel, je vous en prie.
Le rapport de force entre les deux hommes se modifie subtilement. Samuel se ratatine sur lui-même. Eskander adresse à la jeune fille mortifiée un petit sourire encourageant.
— L’académie TerraNova a été créée par le magnat de la presse Brice Majdoud, lorsque son propre fils a échoué au test Veritas, daigne expliquer Samuel Saulnier. Depuis, nous recrutons parmi les Déviants une élite qui sera chargée de la mission la plus noble qui soit : assurer la pérennité de l’espèce humaine dans les colonies lunaires. Les conditions y sont rudes, tout est question de vie ou de mort. Nous avons donc mis en place une sélection drastique. Les candidatures font l’objet d’un examen minutieux, les antécédents sont scrutés à la loupe. Une fois admis, nos étudiants accèdent à une formation digne des plus grands lycées parisiens, qui leur ouvre les portes de l’Agence Spatiale Française.
— Alors, l’Académie accepte des gens comme… moi ?
— Oui, dit doucement Eskander. Des gens comme nous.
Une chaleureuse sensation inonde sa poitrine. Elle comprend alors l'origine de la connexion qui la relie à Eskander.
Il est un Déviant, tout comme moi.
— Je suis ravi qu’Eskander ait accepté de se joindre à moi, commente Samuel. Il se trouvait dans mon bureau au bon moment. Il est de loin notre meilleure affiche publicitaire. Major de sa promotion, puis admis à l’école des Chasseurs, il dirige maintenant sa propre escouade.
— Donc, si j’entre à l’Académie, je peux devenir …
- Ce que tu voudras ! affirme Samuel, tandis qu’Eskander baisse étrangement les yeux, comme s’il éprouvait une gêne soudaine. Toutes les carrières sont possibles au sein des colonies. Quant aux chasseurs ... Le concours d'entrée est plus délicat, je ne le nie pas. Le taux de réussite est extrêmement faible. C'est le seul parcours terrestre ouvert aux Déviants. Penses-y, jeune fille. Une fois admise à TerraNova, ce n’est plus un statut arbitraire qui déterminera ton avenir, mais ta discipline, ta motivation, tes capacités de travail. Tout deviendra possible.
— Chasseuse … murmure Anna, d’un ton rêveur.
Alors qu'Eskander la regarde de côté, Anna se laisse emporter par un vent d'espoir. Intégrer les colonies lunaires et abandonner Julian lui est tout bonnement insupportable. Mais la possibilité de rester sur Terre et d'intégrer le corps des Chasseurs lui insuffle un élan vital proche du délire. La silhouette massive d’Eskander face à elle prend tout à coup une allure onirique : est-il seulement réel ? Elle veut avancer le bras, effleurer la main de ce Déviant à qui la vie a réussi, chose qu'elle n'aurait jamais cru possible auparavant. Son regard accroche l'OculoTech dernier cri qui orne la tempe droite d’Eskander. La réalité la frappe de plein fouet et dévore l’embryon d’espoir qui commençait à se former en elle. Avec son Pass énergétique hors service, comment espérer intégrer une Académie aussi prestigieuse ? Elle n’en aurait jamais les moyens.
— L’académie accorde une aide financière à chaque pensionnaire, précise Eskander qui semble lire dans ses pensées. Tu auras également une chambre dans l’enceinte de l’école, des repas de composition standard inclus, ainsi qu'un uniforme.
— Nous nous occupons des formalités administratives, complète Samuel. Laisser-passer, frais de douane, autorisations diverses et affrètement de CarSob. Tout est prévu par le protocole.
— Tu as la soirée pour te décider, dit Eskander. La rentrée est dans moins de deux semaines, alors...
Il y a quelque chose de suppliant dans son regard sombre, qui disparaît très vite au point qu’Anna doute de l’avoir vu. Il se lève, rejoint Samuel Saulnier, et tous deux lui souhaitent le bonsoir avant de quitter la pièce.
Après leur départ, Anna ne parvient pas à trouver le sommeil. Les saucisses végétales du dîner lui restent sur l’estomac. Elle use ses yeux en lisant et relisant le contrat d’admission de l’Académie, incapable de croire en sa bonne étoile. Une rapide recherche sur son téléphone lui apprend l’attentat suicide commis récemment à l'Académie, la mort brutale d'une professeure de littérature, la propre mère d’Eskander, et les interrogations non résolules du ministère à propos du commanditaire de l’attaque. Ces nouvelles, loin d'entamer son enthousiasme, tombent aussitôt dans l'oubli lorsqu'elle découvre avec stupeur le montant de l’aide financière accordée : 500 euro-dollars mensuels sonnants et trébuchants. Jamais elle n'a disposé d'une somme pareille. Elle envisage toutes les possibilités pour Julian : de nouveaux vêtements, du lait en poudre au marché noir, une scolarisation dans un établissement décent. Dans cette pièce sordide, en plein milieu de la nuit, alors que retentissent de temps à autre les hurlements stridents des autres pensionnaires, des larmes de bonheur lui brûlent les yeux.
— Dans un an tout pile, si tout va bien, je reviens te chercher petit coeur, murmure-t-elle en apposant sa signature pangénomique sur l’encart prévu à cet effet.
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Marie Andree
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Mary Lev
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Gottesmann Pascal
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Il y a 13 jours
Mary Lev
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Il y a 8 jours