Fyctia
Chapitre 2.3
D’aussi loin qu’Anna se souvienne, Esther Lehmann ne lui a jamais adressé autre chose que des borborygmes inintelligibles. Et pour cause, son alcoolémie ne descendait que rarement en dessous du seuil critique de 2g par litre. En règle générale, c’est dans cet état vaporeux qu'elle préférait sa mère. L’alcool diluait sa méchanceté. Elle en arrivait à apprécier sa face molle, ses yeux vitreux, son esprit peu alerte. Anna pouvait alors se murer dans son monde intérieur et rester hermétique à la laideur qui hantait son quotidien.
Mais quand Anna rentre chez elle, sa mère est, pour une raison obscure, parfaitement sobre. Comme tous les alcooliques, elle est d’autant plus hargneuse lorsqu'elle est privée de son breuvage. On ne trouve plus de vin depuis belle lurette dans les centres de ravitaillement, alors elle se saoule avec ce qu'elle trouve, de l’alcool à brûler le plus souvent. Anna a constaté avec une froideur clinique l’accélération de la décrépitude physique de sa mère, ainsi que le ralentissement de ses facultés mentales.
— Alors ? lance Esther dès qu'elle l'aperçoit. Encore raté, je parie ?
Julian, le petit frère d’Anna, âgé de deux ans à peine, fait du quatre pattes dans la pièce étroite en manque d'aération. Il est d’une saleté repoussante, et sa couche déborde jusqu’en haut de ses cuisses.
Elle ne l’a ni changé, ni nourri, depuis mon départ tôt ce matin.
— J’le savais ! rugit Esther devant son silence entêté. Y’manquait plus que ça dans cette maison : une sal’Déviante ! Si tu penses que j’va continuer à t’entretenir à rien faire, tu t’mets l’doigt dans l'œil ! Tu m’pourris la vie depuis qu’t’es venue au monde. J'ai perdu d'un coup mes followers N&D. Personne veut plus voir de mômes geindre, vrai de vrai. Et j'peux l'comprendre ...
Anna encaisse le coup sans broncher, soulagée de ne pas avoir à prononcer une seule parole tant la logorrhée de sa mère prend le pas sur ses possibilités de s’expliquer. Le téléviseur projette des images holographiques d’une émission de télé-réalité. Les personnages à demi-vêtus se cherchent des noises, utilisent un langage fleuri, finissent par en venir aux mains ou, au choix, préfèrent une étreinte charnelle aux vertus décompressives. La chair décomplexée s’étale partout, jusqu'à se vautrer dans leur clic clac graisseux. Julian, en bon habitué, n'y accorde pas la moindre attention. Il lève des yeux ravis vers Anna, et se met à ramper dans sa direction en bavant sur le sol. Ses paumes et ses ongles sont noirs. La jeune fille se penche, et le prend dans ses bras. Le petit garçon lové contre elle, elle sent ses côtes saillantes rouler sous ses mains. Son petit ventre se gonfle d’excitation, il halète comme un petit animal ravi.
— Et occupe-toi d’ ton frère ! aboie Esther. Grave marre d’être la bonne à tout faire ici !
Soudain, sa voix s’éteint dans un silence symphonique. Son regard se fige. Sa main se porte à sa tempe. Anna bénit alors les développeurs de Night&Day de lui accorder ce répit. Elle profite des quelques heures de tranquillité qui s'offrent à elle et donne le bain à Julian, qui gazouille de plaisir dans l’eau froide entre deux quintes de toux. Elle déniche dans la cuisine un paquet de purée instantanée et des œufs en poudre. Julian dévore le festin, puis manifeste des signes de fatigue. Anna éteint alors la télévision. Elle renonce toutefois à coucher Julian dans sa chambre en raison de la forte odeur d’urine qui se dégage de son matelas. Elle le serre contre elle dans son lit. Il ne tarde pas à s’endormir. Bercée par sa respiration régulière, Anna laisse son esprit se tordre de désespoir à loisir.
Est-il possible que tout cela ne soit qu’une regrettable erreur ?
La question constitue en elle-même un crime de pensée, et prouve que Veritas a raison sur son compte. Anna absorbe du regard les joues roses et rebondies du petit garçon, son teint de fruit frais, sa bouche en cœur couleur cerise, sa poitrine qui se soulève à intervalles réguliers, sauf lorsque la toux le prend. Pour l'apaiser, elle caresse ses boucles blondes, sa peau veloutée fond sous ses doigts. L’enfant exerce sa délicieuse magie, fait disparaitre peu à peu ses tourments. C’est lui qui la berce dans son étreinte de miel. Elle se laisse ravir et plonge à son tour dans le sommeil.
On tambourine à la porte. Des pas saccadés font trembler le sol. Des éclats de voix, vifs et tranchants comme des lames de couteaux, réveillent d'abord Julian. Quand Anna ouvre les yeux à son tour, on lui arrache le petit garçons des bras. Ce dernier hurle et tousse à s’en crever la gorge. Avec des gestes mécaniques, des bras puissants broient les aisselles d'Anna, la relèvent de force et la trainent sans ménagement. Elle hurle, se débat, rue comme une furie, son regard demeure vissé sur la petite figure rouge de Julian. Puis, un calme soporifique l'assomme après une brève douleur à la cuisse, et elle sombre dans l’inconscience.
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Marie Andree
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Mary Lev
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Carl K. Lawson
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Gottesmann Pascal
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Marie Andree
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NohGoa
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