Fyctia

Le principe du test Veritas est au point depuis un demi-siècle. Dès sa mise sur le marché, les publicités en vantaient les mérites, parlaient de sa précision et de son efficacité, largement supérieures à celle de ses concurrents. Riche de plusieurs trillions d'octets de données recueillies sur des dizaines de millions de citoyens conformes, qui avaient accepté de se prêter à l’exercice lors de la phase de conception, Veritas avait facilement remporté l'appel d'offre de l'Agence Nationale de la Pensée Conforme. Son test fourni clés en main, et sa capacité inédite à détecter les pensées déviantes avec une marge d'erreur quasiment nulle, avaient séduit. Les chiffres vantés par les articles scientifiques approchaient les 99,9% de fiabilité. Pour les atteindre, rien de bien compliqué : des sessions de quinze minutes, réalisées à deux ans d'intervalle. Toutes les études s'accordaient sur un même résultat : deux échecs consécutifs au test étaient assimilables à un risque de Déviance élevé. Le fait que Veritas subventionne ces mêmes articles n'avait nullement dérangé les membres de l'Agence.

Anna a inspiré d’un coup. Puis, le test a commencé, et les questions ont fusé comme des tirs de balles.

Tambour ?

— Rythme.

Rideau ?

— Cachette.

Ceinture ?

— Contrainte.

Café de pois ?

— Faux.

L’écran a marqué une pause. Anna a soufflé, et a passé sa langue dans sa bouche soudain desséchée. Elle a trouvé que pour une première fois, elle s’en était plutôt bien sortie.

École ?

— Conforme.

Famille ?

Elle s’est mordu la lèvre, a hésité. La punition ne s’est pas fait attendre. La décharge électrique l’a clouée sur place et a paralysé ses sens pendant plusieurs secondes. La douleur de la brûlure n’était pas grand-chose, cependant, comparée à la peur d’échouer, la peur de mal penser.

Veuillez respecter les délais de réponse afin de garantir la conformité du test. Famille ?

— Implosion.

Après la décharge électrique, elle n’a plus risqué de prendre le temps de réfléchir. Malgré la fluidité de l’exercice, elle a senti, au plus profond d’elle-même, que ses réponses n’étaient pas celles attendues par l’algorithme.

La voix robotique a ensuite marqué une pause. Anna a compris que la machine regroupait et analysait ses réponses. C’est la première phase du test, appelée “affinage”. L’algorithme était ensuite censé lui proposer une nouvelle salve de questions plus adaptées à son profil.

Anna a attendu, mais rien ne s'est produit. L’écran est resté désespérément noir.

Elle a alors compris avant même que les techniciens ne viennent la libérer de ses entraves de métal.

En quittant la salle, elle a croisé le candidat suivant. Il s’est levé, la poitrine gonflée d’importance, le regard hautain. Ses cheveux gominés coiffés sur le côté et sa petite chemise impeccablement rentrée dans son pantalon de chanvre criaient son appartenance à l'hyperclasse. Il a marché d’un pas assuré, s’est assis et a commencé à placer le microphone exactement où il fallait, deux travers de doigts en dessous de l’incisure laryngée. D’un seul coup, elle a pris conscience du gouffre qui les séparait. L’épreuve terrible qu’elle venait de traverser n’était pour ce garçon qu’une simple formalité.

Deux ans plus tard, voilà qu’Anna effectue le même trajet de retour, depuis les locaux de Veritas à Belleville jusqu’à son appartement.

Le résultat définitif vient de tomber : elle a échoué une seconde fois au test.

Elle est citoyenne Déviante. C’est officiel.

Le verdit à peine énoncé par un opérateur dénué d'empathie, sa vie bascule. Une terrible sensation lui broie la poitrine. Celle d’atteindre, déjà, les limites physiques de sa demi-existence. Son téléphone vibre sans arrêt. Elle n’ose ouvrir sa messagerie qui déborde de notifications provenant du bureau énergétique. Dans quelques heures, elle sera expulsée de son lycée. Ses anciens amis ne lui adresseront plus la parole. Ses objectifs d’antan seront réduits à néant. Plus question de faire des études, de débuter une carrière, ou de trouver du travail. Une seule question l'assaille désormais : comment survivre ?

Un embryon de rébellion s’agite en elle. Impossible. Ce second échec, elle n’aurait jamais pu l’imaginer, même dans ses pires cauchemars. Lorsque l’épouvante la prenait dans ses griffes la nuit, et qu’elle se réveillait en hurlant de terreur, c’était à chaque fois pour des raisons tristement matérielles : la peur panique de manquer de tickets de rationnement, le chauffage qui se coupe en plein hiver pour cause d’impayés. Mais échouer par deux fois au test Veritas ? Jamais de la vie. Pas elle.

Les Déviants sont des fauteurs de troubles potentiels, qu’un ingénieux test préventif empêche de passer à l’acte. Même s’ils ne commettent aucun crime, ils pensent de travers. Rien que pour cela, ils méritent la haine coriace que le monde leur voue. Anna n'a rien à voir avec eux. Elle a toujours été un modèle de docilité, pour qui les règles en société font office de tables de la Loi. Elle n’a jamais osé poser un seul orteil sur la ligne rouge. L’idée même de délit lui est étrangère. Le résultat du second test vient de lui révéler le contraire. Comme un miroir qui trahit son maître, son double lui adresse une grimace démoniaque. La bascule lui donne le sentiment vertigineux de sauter dans le vide, de surnager tant bien que mal dans un cauchemar mythologique.

Elle est marquée, pour le restant de ses jours.

Du bout des doigts, elle frôle les bords émoussés de son Pass énergétique, en suit les bords arrondis légèrement émiettés par l’usure. Avec son ongle, elle décolle nerveusement le fin revêtement adhésif qui s’en va déjà. Une idée saugrenue lui vient en tête : se défaire de cet abominable morceau de plastique qui régente sa vie depuis sa naissance. Pendant un instant, elle se rêve en ange libérateur et libéré, il lui pousse des ailes de nylon, elle s’élance dans le vent, et frôle l’infini. Elle n’est plus qu'un rayon de lumière, force divine et pure, qui survole en riant les fenêtres exiguës de son appartement, éclaire le visage poupin de son jeune frère, et sa mère qui …

Elle revient brutalement sur Terre. Comment l’annoncer à sa mère ?