Mary Lev TerraNova Chapitre 1.3

Chapitre 1.3

Eskander saute de la voiture et joue des coudes pour s’extraire de la masse humaine. Une projection holographique colorée agresse son champ de vision, assortie d'une annonce inintelligible. Il lève les yeux, et comprend qu'il a fait erreur. La voiture n'est pas responsable de la thrombose humaine qui lui barre désormais la route.


Chinois, hors la loi ! Terroristes, hors d’ici !


Des centaines de citoyens en colère passent près de lui, le toisent d’un regard mauvais et agressif. Le faciès eurasien d'Eskander n'est visiblement pas le bienvenu. Un trentenaire en surpoids, un brin provocateur, s’approche de lui, un télé-prospectus à la main.


— Une signature, pour notre pétition antichinoise ? lui demande-t-il avec insolence.


Sans répondre, Eskander se met sur la pointe des pieds, tente d’apercevoir la façade éventrée de l’académie par-dessus les silhouettes menaçantes qui envahissent son espace. Les slogans des manifestants, pour la plupart robotisés, lui percent les tympans, sans qu’il en comprenne la moitié. L’essence lui en est cependant rendue avec clarté grâce aux pancartes et banderoles représentant tantôt des visages asiatiques barrés d’une croix rouge, ou des individus peints en jaune grimés en bombe version cartoon. Une vague odeur de brûlé lui chatouille les narines, il devine quelque part en arrière du vacarme une colonne de fumée noire qui s’élève. Quelques hommes passent tant bien que mal à travers la foule, d’une démarche saccadée par les vagues colériques des manifestants, les bras chargés d’extincteurs d’un autre âge. Eskander observe la scène, ballottécomme un navire sur le point de couler. Les bras hostiles le poussent, le tirent, il entend vaguement quelques insultes fuser à ses oreilles, sans déclencher en lui la moindre colère. Amorphe, il se sent incapable de lever le petit doigt pour se défendre.


Les attentats, ça suffit ! Les chinetoques, dehors !


Une femme maigre aux cheveux teints en bleu passe devant lui en lui donnant volontairement un coup de coude. Sans s’excuser, elle lui jette un regard noir. Un homme âgé d’une cinquantaine d’années, le crâne rasé, vêtu d’un long jupon artistiquement déchiré, le montre du doigt, tout en chuchotant quelque chose à son enfant de 4 ans qu’il tient dans un lange accroché à sa taille. Eskander, sonné, veut reculer, mais il trébuche et entraîne dans sa chute une jeune fille qui passait derrière lui.


— Tu peux pas faire attention, toi ? lui lance-t-elle en se relevant. Et qu’est-ce que tu fais là, d’abord ? Les gens comme toi, on n’en veut pas, ici.


Incapable de lui répondre, Eskander baisse le regard. La fille crache à ses pieds et s’éloigne en lui jetant un regard mauvais. Il la voit prendre son téléphone et commencer à se filmer, pendant que ses lèvres gonflées et huileuses s’agitent à toute vitesse. Une vidéo Night&Day, on ne peut plus actuelle, au cœur de l’action, et parfaitement conforme, sera postée dans la seconde et fera probablement grand bruit.


— Eskander, te voilà ! Par ici !


Il sent quelqu’un le tirer par le bras. C’est Samuel Saulnier qui est venu à sa rencontre, accompagné de deux gorilles. Il est entraîné à travers les courants contraires, protégé des coups et des insultes qui pleuvent par les gardes du corps qui font de leur mieux pour éviter une accusation de violence policière. La barrière s’entrouvre, juste assez pour les laisser passer. Un manifestant adolescent s’engouffre dans la brèche et s’extasie de sa victoire en déclenchant via son OculoTech l'enregistrement d'une vidéo Night and Day :


— Je suis entré ! beugle-t-il. Nous allons détruire ce repaire de tordus depuis l’intérieur !


L’un des gardes le prend dans ses bras avec tendresse et le remet dehors sans difficulté.


— J’ai reçu une notification de CarSob à l’arrivée du chauffeur, souffle Samuel. Mais je n’avais pas anticipé la manifestation.


Eskander lui trouve une mine épouvantable. Son teint est livide, et d’épaisses cernes marquent ses paupières inférieures. Une odeur aigre de transpiration se dégage de son costume en lyocell.


— Je suis désolé, Eskander, pour tout ça.


Samuel montre d’un geste vague l’océan de manifestants qui, furieux d’avoir été évincés, frappent maintenant contre la grille.


— La police arrive en vélo-trotteur, affirme Samuel. Elle va les disperser en un rien de temps.


Eskander ricane intérieurement. Le temps que la police mobilise suffisamment d’agents et de vélo-trotteurs, il ne restera de la manifestation que des cannettes de bière éventrées et des débris de verre.


— Pourquoi m’avez-vous fait venir ?


— Ce n’est pas moi qui t’ai fait venir. Si j’avais pu, je t’aurais laissé tranquille, tu peux me croire.


— Alors, qui ?


Samuel ne répond pas. Il se contente de passer sa main épaisse et courtaude sur son bras. Eskander réprime un mouvement de répulsion.


— Allons dans mon bureau. Ils t’attendent.


L’intérieur de l’Académie est désert. L’air est vicié, la fumée s’est infiltrée partout, semble maculer les murs. Des débris métalliques déformés jonchent le sol. Chacun de leur pas soulève un nuage opaque qui enclenche les quintes de toux irritatives de Samuel. Lorsqu'ils s’éloignent enfin de l’épicentre de l’explosion, et arrivent devant la porte de son bureau, son visage a pris une teinte rouge vif.


— Essaie de ne pas trop… lance Samuel dans un souffle rauque. Enfin, fais de ton mieux.


Il pousse la porte et s’écarte pour le laisser passer. Le bureau est vaste, deux ouvertures dans le mur laissent passer une lumière opacifiée par d'épaisses tentures décorée d'estampes japonaises. Les murs sont chargés de coûteuses reproductions numériques de peintures flamandes. Eskander remarque qu'elles sont toutes équipées de batteries, permettant une autonomie de plusieurs heures après le couvre-feu. Le centre de la pièce est occupé par un bureau en métal noir, sur lequel repose un ordinateur holographique intégré au plan de travail. Une lampe de chevet Philippe Starck rouge sang complète l’ensemble. Dans le coin opposé, une petite table ronde en faux terrazzo est entourée de quatre fauteuils en rotin vraisemblablement chinés par un professionnel, sur lesquels deux hommes ont déjà pris place.


— Messieurs, dit Samuel, je vous présente Eskander Mirafzal, chef d’escouade des Chasseurs du Val de Marne, et ancien élève émérite de l’Académie.





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15 commentaires

Marie Andree

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Il y a 8 jours

C'est terrible la xénophobie ambiante par ici ! 😢

Mary Lev

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Il y a 8 jours

Oui c’est presque du racisme d’état, le plus dangereux selon moi …

NohGoa

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Il y a 22 jours

Hop Like !

Catherine Domin

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Il y a un mois

Like de soutien et d'admiration devant ton écriture...

Mary Lev

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Il y a 25 jours

Merci Catherine pour ton soutien ça me touche beaucoup ♥️

Gottesmann Pascal

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Il y a un mois

On sent tellement l'ambiance xénophobe dans ce chapitre. Pauvre Eskander qui doit certainement subir ça tous les jours.

Mary Lev

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Il y a 25 jours

Et oui ! Pas que lui malheureusement !

camillep

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Il y a un mois

À jour ♥️🌹🌺🌷🤣🤣🤣🤣🤪

Mary Lev

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Il y a un mois

T'es la best <3 <3

Mary Lev

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Il y a un mois

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