Fyctia
Chapitre 1.2
Eskander revoit dans un éclair sa mère qui lui prépare chaque matin son goûter pour l’école, à base de pain à dérouler et de chocolat de synthèse. Les leçons particulières qu’elle lui prodigue patiemment après les cours, et qu’il prend à la légère, sans doute un peu trop. Sa patience et sa douceur à toute épreuve. Ses mains longues et fines qui courent sur le clavier du piano familial, un don qu’elle a tenté de lui transmettre, sans succès. Sa mine inquiète et angoissée après le résultat de son premier test Veritas, à 15 ans, et puis la peur, franche et claire dans son regard en amande lorsqu’il échoue pour la seconde fois, deux ans plus tard. Il se rappelle l’univers qui s’effondre, les portes de son avenir qui se ferment dans un claquement sec, sa mère qui prend toute l'épouvante sur ses épaules pour qu’il soit épargné. Il revoit sa silhouette frêle qui se traîne aux pieds de son père, le suppliant, en larmes, de le faire admettre à l’Académie TerraNova. C’est sa seule chance, disait-elle, les yeux voilés de larmes, les mains agrippées aux manches de son époux figé par la disgrâce familiale. Sa seule chance de survivre.
Elle n’avait pas tort, Eskander l’avait réalisé bien assez vite, lorsque les avis d’expulsion s’étaient enchaînés, et son Pass énergétique désactivé, le privant de toute possibilité d’intégration au sein de la société civile. Il revoit son père soupirer, exprimer silencieusement une intense déception, et enfin, son accord mutique qui lui est presque arraché de force.
Eskander a été ensuite témoin du sacrifice de sa mère, contrainte de quitter le Condo* où ils vivaient, dans la Couronne Dorée**. Ils se sont installés à Néo-Paris, dans le Val de Marne, et sa mère a pris un poste d’enseignante à l’Académie. Eskander a travaillé d’arrache-pied, et a achevé l’année de son baccalauréat major de promotion. Sa réussite au concours d’entrée de l’école des Chasseurs a été le couronnement de son parcours. Il est même devenu chef d’escouade, portant la lourde charge de traquer les Déviants criminels pour les livrer à la justice, qui bien souvent les condamne aux camps de travail. Il a fait la fierté de l’Académie, mais surtout de sa mère. C’était à elle qu’il devait tout, elle qui l’a porté jusque-là.
Elle était la lumière de son obscure existence. Le parangon de droiture de son esprit tordu, qu'on lui a cruellement ravi.
Eskander relève la tête. Son mouvement est détecté par sa télévision, et les images de l’attentat se remettent à bouger devant ses yeux. A présent, un drone survole la zone, montre l’étendue des dégâts. La quasi-totalité du bâtiment Est a été soufflée par l’explosion, ainsi que le parking, celui-là même ou Nénufar avait l’habitude de garer son vélo-trotteur de location pour aller travailler. Que faisait-elle là-bas à l'aube, bien avant le début de la rentrée scolaire ? Eskander l’imagine se lever silencieusement en pleine nuit, marcher sur la pointe des pieds, renoncer à prendre son café de pois pour ne pas le réveiller, et sortir dans la nuit noire rejoindre son bureau à l’Académie. Sa mère était de plus en plus sujettes aux insomnies. La ménopause, riait-elle lorsqu’il lui reprochait sa fatigue et son irritabilité. Tu ne sais pas ce que c’est. L’ivresse de la jeunesse est plus forte que l’ivresse du vin, lui disait-elle souvent, en persan. Il réalise brutalement que plus jamais il ne pourra entendre le son de sa voix.
Le chagrin afflue en lui, avec la violence d’un torrent libéré de ses digues. La douleur, sourde, le paralyse pendant de longues minutes. Il pleure sa mère en silence, avec une dignité transmise par son père, selon la mode chinoise. Au bout d’un long moment, son téléphone vibre de nouveau. Le message intrusif s’affiche malgré lui sur sa rétine réticente.
Eskander, je sais que c’est dur, mais tu dois venir à l’Académie. Immédiatement.
Samuel.
Eskander se lève, va à la fenêtre. Le soleil pointe dans le ciel, crevant d’un rose frais le noir de la nuit. Il n’en voit qu’une partie, le reste est gâché par les verrues de béton. L’OculoTech vibre timidement, il a reçu une notification de CarSob. Eskander réalise, stupéfait, que Samuel Saulnier, directeur de l’Académie TerraNova, lui a fait envoyer un véhicule électrique avec chauffeur, ledit véhicule l’attendant sagement en bas de son immeuble. La compagnie CarSob, vous remercie de vous rendre au point de rendez-vous le plus rapidement possible, l’enjoint gentiment mais avec fermeté le message de rappel. Tout retard entrainant un excès de consommation sera transmis au bureau énergétique et déduit de votre Pass personnel.
Il est pressé, constate Eskander, en se décidant à mouvoir les colonnes de marbres qui lui servent désormais de jambes. Il ne veut visiblement pas attendre que je franchisse à pied les 5 km qui me séparent de l’Académie.
Il verrouille sa porte d’entrée, qui gémit lorsqu’il refuse sèchement d’augmenter son abonnement mensuel de sécurité. Passez à la version premium, insiste-t-elle. Dormez serein, avec notre offre promotionnelle à 19,99 euro-dollars mensuels. Alarme de sécurité super-performante et appel automatique aux forces de police au moindre signe d’intrusion ! L’OculoTech fait taire l’écran central qui se verrouille après son départ, résigné à attendre son retour.
Eskander, malgré son esprit embrouillé par l’heure matinale et le choc provoqué par la mort violente et inattendue de sa mère, ne peut s’empêcher d’être surpris en voyant la petite voiture e-tech blanche garée sur la chaussée. Elle se met en marche dès l’instant où Eskander s’engouffre dedans. Il se laisse aller au fond de la banquette en tissu, ses yeux s’alanguissent sur le paysage de béton gris qui défile comme une peinture brouillée. La douceur du roulis le berce, c’est si agréable, si rapide, comparé au vélo-trotteur, qu’Eskander a tout à coup du mal à comprendre pourquoi ce mode de transport est pratiquement prohibé. La réponse danse dans son esprit, évidente et implacable.
Pénurie énergétique.
Le chauffeur essaie de lui parler. C’est un Indien, au visage sympathique, qui caresse délicatement le volant à chaque virage. Le peu de piétons qu’ils croisent à cette heure matinale leur jettent des yeux ronds, surpris de voir un véhicule électrique circuler en dehors de la Couronne Dorée. Lorsque le véhicule arrive à destination et se gare, un attroupement se forme, assombrissant l’habitacle. L’Indien fronce les sourcils.
— Satanés sauvages, bougonne-t-il, en klaxonnant pour les faire partir. A chaque fois c’est pareil, dans ces quartiers… Les Condos, c’est autre chose. Les gens sont quand même plus civilisés.
— Sans doute. Merci pour la course !
*Condo : ensemble pavillonnaire d'habitations standards pour cadres et professions libérales favorisées, situé en périphérie dans une zone nommée Couronne Dorée**, en opposition au centre-ville, déserté par l'hyperclasse du fait de la dégradation des conditions de vie.
5 commentaires
Marie Andree
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Mary Lev
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Il y a 8 jours
Gottesmann Pascal
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Il y a un mois
Mary Lev
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Il y a 25 jours
Anderson Isaac
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Il y a un mois