Fyctia

Citoyen.ne

Ceci est un message du ministère de l'Intérieur.

Des individus Déviants ont été identifiés dans votre secteur.

Voici les coordonnées de leur Pass énergétique : 45 76 09, 56 43 29, 89 54 32.

Nous vous appelons à la plus extrême vigilance. Ces individus peuvent se révéler instables et dangereux. Ne laissez pas vos enfants hors de votre surveillance.

En cas de menace ou de danger imminent, n’intervenez pas directement, et contactez le bureau des Chasseurs du Val de Marne au numéro d’urgence : 38 96.

Eskander Mirafzal est tiré du sommeil par la façon la plus détestable qui soit : la sonnerie stridente de son téléphone portable, directement transmise à son cortex préfrontal via son OculoTech. Dans un bruit désagréable de bourdon infernal, il distingue l’heure. Six heures du matin. Il décroche en maugréant :

— Moui ?

— Eskander ? Ici Samuel. Tu as vu les news ?

D’un pas précautionneux, encore abruti de sommeil, Eskander rejoint le salon minimaliste de son petit appartement, et s’affale sur son canapé. Il allume l’écran de télévision acquis récemment grâce à une offre promotionnelle imbattable, 300 euros-dollars mensuels, bouquet international compris. L’engin dernier cri se connecte automatiquement à son OculoTech, lui souhaite le bonjour d’une insupportable voix de fausset, et lui présente une page d’accueil personnalisée regroupant ses programmes favoris. En clignant de l'oeil, il zappe jusqu’à une chaine d’info en continu. Les images qui défilent alors devant ses yeux lui font l’effet d’un saut dans l’eau glacée : douloureux et suffocant.

— Eskander, tu es là ? insiste Samuel. J’espère que tu n’es pas encore au courant, je tenais absolument à te prévenir en personne… L’explosion a eu lieu cette nuit.

L’écran en 55 pouces à diffusion holographique grande résolution lui montre des images qu’il a l’habitude de voir. Une façade éventrée, des débris métalliques projetés sur le sol, des nuages de fumées gris et denses, des agents en uniformes criards qui tentent d’éteindre une fournaise sourde à l’aide de jets d’eau minables. Mais cette fois, l’endroit touché par l’attentat lui est terriblement familier.

— A l’Académie, c’est la folie… reprend Samuel, nullement dérangé par le silence de son interlocuteur. La bombe a explosé dans le département de littérature. Et ta mère était venue plus tôt, pour préparer la rentrée à ce qu’il semble…

Il n’avait pas besoin d’en dire plus. Eskander entendait le commentateur de l’émission de télévision présenter les faits. Grâce à la barre de son haute qualité NeuroSound Dolby Atmos, il l’entendait même mieux que les balbutiements de Samuel.

Un attentat suicide a eu lieu à l’Académie TerraNova. Notre équipe est sur place depuis ce matin. Pour l’instant, le bilan est léger, une seule victime est à déplorer. Nénufar Mirafzal, professeur de littérature, âgée de 56 ans, occupait son bureau au premier étage de l’aile Est, lorsque la bombe, apparemment située dans le placard jouxtant la porte, a explosé. Les premiers éléments d’enquête de la police et l’unité anti-terroriste dépêchée sur place ont révélé les traces d’un détonateur et d’une charge explosive d’intensité modérée, qui a pourtant suffi à causer d’important dégâts matériels au sein du département de littérature, justement dirigé par le professeur Mirafzal. L’identité du terroriste n’a pas encore été révélée par les autorités compétentes, mais nos sources affirment qu’il pourrait s’agir d’un individu asiatique, dont le statut Déviant est confirmé. D’importantes manifestations de protestation sont en cours devant le lieu de l’explosion, embolisant la circulation, et ralentissant l’intervention des vélo-trotteurs de la milice. Une opération de déminage est en cours au sein de l’Académie. Le porte-parole du gouvernement, monsieur Simon Doucet, a d'ores et déjà prévu une conférence de presse au ministère de l’Intérieur cette après-midi. Nos équipes sur place …

Pendant un instant, Eskander a la sensation que la bombe a explosé à ses pieds, emportant dans sa déflagration meurtrière son petit monde intérieur insignifiant. Ses oreilles bourdonnent violemment, un vertige le saisit, il en perd l’usage de son cerveau, assommé par la stupeur. Son regard, incapable de soutenir plus longtemps les images atroces de l’Académie en feu, se concentre sur le jardin zen miniature, seul élément décoratif de sa table de chevet en verre noir bon marché. Son OculoTech, inquiet de son mutisme, déclenche le mode haut-parleur de son téléphone. La voix de Samuel lui parvient, lointaine, comme une psalmodie inintelligible. Sa télévision intelligente perçoit qu’il n’est plus attentif au programme. Elle se met sur pause, et attend ses instructions.

— C’était la télévision ? Eskander, mon garçon, ce n’est pas une bonne idée…

Eskander se ressaisit, tapote sa tempe et raccroche au nez de Samuel. Il prend sa tête entre ses mains moites. Son cœur cogne douloureusement dans sa poitrine, et pourtant il a la sensation que ses membres sont exsangues. La nouvelle brutale ne l’atteint pas encore tout à fait, comme si le message prenait son temps, interrogeait l’univers des possibles.

Maman… Que faisais-tu à l’Académie à cette heure ? Tu n’étais pas censée y être.

Une erreur, une abominable méprise, voilà ce que c’est.