Fyctia

Do not go gentle into that good night,

Old age should burn and rave at close of day;

Rage, rage against the dying of the light.

Dylan Thomas

La nuit est sombre, pas une seule lueur n’éclaire la rue déserte. C’est une nuit d’un noir d’encre, dense et opaque, qui envahit les âmes et tue l’espoir. Une nuit semblable à toutes les autres.

Ombre se faufile, avale le bitume d'un bon pas sous ses baskets usées. Sur son dos, un sac en tissu militaire que l’homme en noir lui a fourni, et dont il s’interdit de penser au contenu. Hormis ce fardeau, Ombre se sent léger, libéré de son téléphone portable, de sa montre connectée, et de son OculoTech, cadeau de ses parents pour fêter sa réussite au bac.

Accéder à vos données personnelles à n’importe quel moment de votre vie ! vantait la publicité holographique au milieu du salon familial. Un simple implant rétro-oculaire, facile à placer, sans aucun entretien nécessaire ! L’appareil se relie automatiquement à votre profil, télécharge le contenu de votre téléphone portable, de votre ordinateur personnel, et même de votre compte Night&Day ! Tous les messages, photos et vidéos sont transmis par voie rétinienne, que vous soyez sous la douche, dans votre lit, ou au travail ! Avec votre OculoTech, vous ne passerez plus jamais à côté de votre vie !

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Son père, émerveillé par l’engin, avait insisté, et quelques jours plus tard, Ombre était équipé de pied en cap. Aussitôt, une notification Night&Day lui avait inondé la rétine d’une série frénétique de micro-vidéos abrutissantes. Flash de quelques secondes, danse lascive, scène humoristique, extrait de série télévisée, image d’un saïmiri grimé en petit humain, boa constrictor qui tente d’avaler une machine à laver. Il y avait de quoi tenir une vie entière dans un éblouissement de lumière furtif et sans fond.

Peu après cela, l’homme en noir l’avait libéré.

Ombre avance, se sent comme au fond de l’océan. Heureusement, il connait le quartier comme sa poche, pour y avoir vécu toute sa vie et n’en être sorti que pour se rendre à l’Académie TerraNova. Nul besoin de lumière pour s’orienter à travers le dédale de rues. Même les hordes sauvages qui envahissent la zone la nuit tombée passent près de lui sans le voir. Des bandes bruyantes, affamées et hagardes qui s’affolent, comme des aptères privés d’air. Le couvre-feu énergétique a coupé leur divertissement télévisé. Ils errent, parasites improductifs et stupides, et s’agitent quand tout s’éteint. Ombre est aveugle mais invisible, il est déjà ailleurs.

Il frissonne. Pour la première fois de sa jeune existence, il va commettre un crime majeur.

Comportement déviant.

Ses yeux s'habituent vite à l’obscurité. Ombre se sent d’un coup pris d’un sentiment de puissance. Sa vie d'avant lui apparait plate, étriquée, et fade, comme ces vieux films en deux dimensions avant la généralisation de l’écran holographique. Le passé n’est que mensonge, l’avenir sera vérité.

L’Académie lui a menti. Tout le monde l’a trompé. Il est temps pour lui de leur rendre la monnaie de leur pièce.

Pensées non conformes. État mental à risque.

Il s’approche du poste frontière du 18ème arrondissement. La zone est déserte. Personne dans le quartier n’a les moyens de partir, et il y a belle lurette que la ville n’emploie plus de douanier en dehors des heures ouvrées. Face à lui, une barrière métallique de plusieurs mètres de large lui coupe la route. Il s’arrête, le cœur soudain au bord des lèvres, réalisant ce qu’il s’apprête à faire. Un bloc de métal sur sa gauche, dont l’écran tactile s’allume automatiquement, se met à clignoter.

La main d'Ombre tremble à peine lorsqu'elle s’enfonce dans sa poche pour en retirer un badge sur lequel figure un QR code nanotech. L’homme en noir lui a assuré que tout était en règle : documents d’identification, Pass énergétique relié à un compte bancaire grassement fourni, autorisation exceptionnelle de l’administration des frontières.

Intention déviante. Comportement à risque.

Une sueur glacée trempe soudain son front. Une panique insidieuse commence à percer les défenses érigées par la colère. Malgré les paroles rassurantes de l’homme en noir, il doute de sa décision. Le raisonnement pragmatique de son esprit rodé gagne du terrain, lui fait miroiter d’autres possibilités, des scénarios alternatifs. Mais il se rappelle les preuves implacables étalées devant ses yeux, les mensonges sordides de l’Académie, la vérité cruelle qui écrase d'un seul coup ses rêves d'avenir. Des années de travail acharné, réduites à néant. Puis, la divine et sainte claire colère, bienfaisante et nécessaire, qui l’envahit. La proposition de l’homme en noir, providentielle.

Pensées non conformes aux directives gouvernementales.