Fyctia
Chapitre 12
- Il a remis ça, Lieutenant.
Le commentaire n’était pas utile, évidemment qu’il avait remis ça, sinon pourquoi l’aurait-on appelé à neuf heures dix ce matin ? Plusieurs brigadiers et membres de la police scientifique investissaient différentes pièces, et Martinez, malgré son habituel état de flottement matinal, arrivait à les reconnaître. Comme une équipe fidèle travaillant toujours au même jeu qui n’en deviendrait, au fil du temps, que meilleur. Une routine qui ne lui déplaisait pas trop, car au milieu de cette troupe servile, il se sentait le roi suprême, le maître absolu : rien ni personne ne lui ôterait les pleins pouvoirs.
Son entrée dans le salon de ce nouvel appartement était d’autant plus remarquée qu’une fois encore, il se pointait dernier sur les lieux du crime. Oui, mais je suis le plus attendu. Bien entendu, son pote de légiste Manuel avait au préalable effectué les examens préliminaires et autres prélèvements d’échantillons. « Même mode opératoire… piqûres… bras… carotide… ». Voilà les seuls mots qu’enregistra le cerveau embrumé de Diego, qui n’avait guère besoin de détails pour constater par lui-même que ce quatrième crime était signé de la main du maître.
Parce qu’il est parfait. Du grand art.
Tout ce qui faisait le charme des deux premiers meurtres baignait les lieux de cette atmosphère étrangement repoussante et reposante. C’était le résultat d’un concept ingénieux de dualité entre un crime complexe et un décor simple avec lequel il faisait naturellement corps - trop d’effets auraient surchargé la mise en scène et sans doute minimisé l’impact recherché. Le salon, de type pauvret, modeste ou luxueux, servait de faire-valoir à une victime élevée au rang de vedette posthume. Malgré tout, le tueur affectionnait les changements de quartier. Était-ce pour mieux brouiller les pistes, montrer qu’un même boulot n’offrait pas le même train de vie ou, plus justement, qu’une voyante à mille pesos ne valait pas davantage qu’une autre à cinquante ? Cette fois, il avait perpétré sa bonne action dans le quartier de Zona Rosa, connu pour être festif et fréquenté par les gays. D’ailleurs, cela lui avait fait tout drôle, à Diego, parce qu’il s’y était baladé pas plus tard que la veille en compagnie de sa dernière proie. Pour des raisons strictement sexuelles, bien sûr.
Ses yeux s’attardaient sur la victime, bien différente des autres, presque attirante…
- Elle s’appelle Tracy Bennett, trente-huit ans, américaine.
C’était donc ça la particularité notable : cheveux blond platine, une bouche gonflée à Miami et des seins blindés au Brésil. La fausseté dans tout ce que la société moderne vendait le mieux en import-export, une marque de fabrique néanmoins très appréciée d’un homme célibataire.
- Notre tueur a des goûts éclectiques en matière de femmes. Même si rien ne nous dit que leur choix était prémédité ou non.
- Tu as raison, approuva Manuel d’un hochement de tête. Peut-être que leur sort dépendait surtout de la consultation.
Martinez regarda le légiste avec la surprise qu’avait provoqué la pertinence de son raisonnement. Car si aucun élément ne permettait de découvrir le mobile, la trame d’un scénario prenait forme au fil des crimes. On pouvait supposer que les impostures étant démasquées, les pseudos voyantes se voyaient amputer de leur pseudo don.
Un châtiment comme un autre.
C’est qu’elles se font payer cher pour débiter leurs conneries.
Une raison comme une autre.
Si on faisait abstraction de son visage, Tracy Bennett était plutôt du goût de Diego, bandante avec son décolleté plein de promesses et ses jambes aguicheuses sous une jupe rétrécie. Une très charmante victime, mais rien ne l’excitait davantage que son meurtre. Une excitation toujours aussi présente, insufflée par le désir d’affronter le tueur. Pour le remercier, ironisa-t-il tout en se demandant à quelle température seraient ses remerciements. Du genre chaleureux ou glacials ? Ses pensées récréatives prirent fin brusquement, lorsqu’il vit pénétrer dans le salon Javier accompagné du commissaire Reyes. Totalement réveillé, Martinez décoda dans cette infraction sur son territoire un coup d’État, une tentative de prendre le trône. Une énorme vague de colère lui donna aussitôt des bouffées de chaleur. Le salaud, il est allé baver auprès du boss !
Indécrottable sourire mesquin, éternel air pédant. Le Solenza dans toute sa laideur, sauf que le couple qu’il formait avec Reyes était autant assorti qu’une ridicule fouine aux côtés d’un énorme veau.
- Lieutenant Martinez ! Le salua le commissaire de la tête qui, jetée en avant avec plus de force, lui aurait valu un beau coup de boule.
- Commissaire Reyes, répondit Diego tout en sachant que cet échange était plutôt une formule de politesse qu’une forme d’allégresse.
- Des choses vont changer.
Ton acerbe et regard acéré, le chef semblait prêt à couper des têtes, en l’occurrence, la sienne qu’il s’efforçait, au mieux, de garder froide.
- Quelles choses, Commissaire ? s’enquit le futur décapité.
La riposte était envoyée, avec tact et doigté certes, mais il n’y avait aucune ambiguïté quant à sa façon très coup de poing d’appuyer sur le mot « choses », son port de tête droit comme un piquet, et ses yeux aussi perçants que deux pointes d’épées. Il se sentait un pitbull qui ne ferait qu’une bouchée d’une pauvre chèvre. Un peu grosse la chèvre, se moqua-t-il sans se démonter.
- Vous n’avez plus de portable, Lieutenant ?
La question lui parut tellement inopinée qu’elle le déstabilisa.
- Pourquoi me demander ça ?
- Nous avons essayé de vous joindre hier dans la soirée, sans succès. Et, je crois que vous n’avez pas non plus écouté votre répondeur.
Reyes devait le lire sur la mine contrite de Diego, qui n’attendait qu’une chose : la fin de cet entretien aussi rasant que pestilentiel (l’haleine de son pachyderme de boss allait de paire avec sa dégaine).
- Le lieutenant Dominguez s’est fait tirer dessus.
Le cerveau légèrement imbibé de Martinez mit un temps infini avant de coller un visage sur le nom, jusqu’à ce que la nouvelle fasse son effet.
- Quoi ?!, réagit-il finalement. Mais, qu’est-ce qui s’est passé ?
Ces interrogations s’adressaient surtout à Solenza qui, profitant de l’appui de quelqu’un, faisait montre d’une totale absence de réactivité.
Oui, ducon, explique-moi comment ton coéquipier s’est fait tirer dessus !
- C’était pendant une descente… répondit Reyes.
- Ah ouais, et t’étais où, toi ?
Toujours aucune réaction de Javier, si ce n’est son détestable rictus de fatuité.
- Les détails ne vous regardent pas, l’important est que sa blessure à l’épaule n’est pas grave. Mais, comme il a quinze jours d’ITT, j’ai décidé qu’en attendant son rétablissement, le lieutenant Solenza ferait équipe avec vous.
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