Fyctia
Chapitre 8
Vendredi
Diego eut un violent coup de chaud. Ses yeux allaient et venaient sur les mêmes phrases, les mêmes mots, traquant la moindre faute de frappe, priant pour une erreur de lecture. N’importe quoi, pourvu que rien de tout ceci ne fut réel. Perte de temps, sa vue ne le trompait pas, et se pincer ou se coller une baffe ne le ramènerait pas à une autre réalité que celle-ci.
Lieutenant Martinez. Incapacité.
Tels les nombres d’un calcul simple, les mots s’entremêlaient pour former le résultat d’une triste évidence : Lieutenant Incapacité.
Source proche de l’enquête.
Nul besoin d’être flic ou devin pour porter des soupçons sur une personne en particulier. Une saloperie de personne. Diego leva le nez de l’article, le souffle rapide, et roula des yeux sur ses collègues qu’il épiait derrière les stores de sa fenêtre, à la recherche de la bonne proie. La source. Et, que faire lorsqu’il l’aura piégée ? Mille façons de lui régler ses comptes s’offraient à lui. Démembrer, lapider, broyer, immoler, tronçonner… Assorties à mille armes possibles. Crosse, acide, étau, sac-poubelle, pitbull… Pourquoi ne pas lui arracher les yeux, tiens ? L’inspiration venait.
- Martinez, je veux vous voir dans cinq minutes.
Tiré de sa rêverie de manière abrupte, Diego fixa son patron avec le regard penaud du gamin pris la main dans la culotte. Plus qu’un ordre, cela sonnait comme une question de vie ou de mort. Le compte à rebours était lancé, il allait devoir remettre son délit de conspiration à plus tard. Cinq minutes. Le temps de quoi, faire une furtive prière ou pisser un coup, mais sûrement pas de se préparer à une… petite remontrance. Martinez finit par sortir de son bureau. Il ne se sentait pas du tout concerné par ce silence soudain qui s’était abattu dans la salle des opérations, comme une hache sur le cou d’un agneau. Certains osaient défier son regard, d’autres feignaient la reprise d’une activité prenante, mais tous avaient en leur possession (sur les tables, les genoux, étalé ou plié) le journal de l’opprobre. L’air de rien, Diego traversa la pièce avec l’assurance d’un dompteur pénétrant dans la cage aux lions. Il essayait surtout de contenir sa fureur, cette fièvre qu’il sentait sur le point d’entrer en éruption. Allez tous vous faire foutre ! bouillonnait-il.
Quittant les lieux après les avoir insultés en pensée, Martinez devait encore braver le couloir peuplé d’autres confrères où, là aussi, il eut droit à la minute de silence qui précède un hommage funéraire. Et, au bout de ce couloir, une porte. Ornée d’une plaque dorée qui mentionnait le nom du bourreau se cachant derrière. Sans se retourner pour s’assurer que les hommes ne lui faisaient pas un bras d’honneur, ou que les femmes mataient bien ses fesses, Diego campa un moment devant la porte close. Son humeur était plutôt au sarcasme.
Notre Père qui êtes aux Cieux…
Soixante minutes d’entretien qui lui avaient paru soixante coups de bâton, soixante décibels d’un rap de sermons, soixante kilos de fiente déversée. D’aucuns y auraient survécu sans la rage croissante qui l’animait. Au lieu de le vider de toute énergie et de tout amour-propre, cela l’avait gonflé d’un violent désir de vengeance. Saloperie de source, je vais te crever ! Son retour au bureau avait été accompagné d’autant de calme que son départ, mais il n’aurait pas été contre un peu d’ambiance. Accoudé à sa table, la tête entre les mains, il tentait de canaliser ses émotions. Honte pour la police, le Maire a dit, lenteur, montré du doigt, retirer l’affaire, le Maire menace, accélérer les choses, le Maire exige, carrière finie… Voilà tout ce dont Martinez se rappelait la liste de blâmes que lui avait postillonné Carlos Reyes.
- Lieutenant…
Diego, surpris par la douceur de la voix, redressa la tête après un temps de réaction à son grade.
- Pendant votre absence, on a reçu une vingtaine d’appels de femmes qui se disent voyantes. Elles ont toutes lu l’article dans « l’Excelsior », et veulent savoir si c’est vrai. Elles commencent à paniquer.
C’était le sergent Ruiz, un de ceux qu’il avait sous ses ordres et avec lequel il se montrait malgré tout négligent. En fait, Diego diligentait une équipe de près de quinze personnes, mais travailler en binôme était le maximum qu’il pouvait supporter. Il avait du mal à s’investir dans les réunions journalières où l'on faisait le point sur les avancées de l’enquête, et survolait les différents rapports que lui transmettaient les chefs d’équipes. Non pas qu’il doutait de leur professionnalisme, ni de leur loyauté, jouer en solo était simplement plus fort que lui.
- Je voulais vous dire… hésita le sergent. Avec les autres, on pense que l’article n’est pas juste. Ils ne connaissent pas l’affaire. Et, puis, la fuite…
- Merci, sergent Ruiz. J’apprécie vraiment. Et, vous faites tous du bon boulot.
Il le pensait, mais cela ne changeait rien. Ni à l’enquête, ni à son moral. Et, puis ces foutues voyantes terrifiées n’étaient pas foutues de voir que ces meurtres avaient bien été commis ? Voyantes, mes fesses…
- Je veux le voir ! Allez me le chercher !
Des cris de femme vinrent percer la profondeur de ses pensées, se faisant entendre jusque dans son bureau pourtant fermé.
- Dépêchez-vous, sinon je porte plainte !
Plutôt ferme qu’hystérique, la voix forte arrivait à couvrir les « Calmez-vous, madame » que lui suggérait un des policiers. Face à ce trouble de l’ordre privé, Diego maugréa, résolu à la calmer lui-même. Alors qu’il passait la porte de son bureau, les policiers le dévisagèrent en chœur avec des petits yeux de sangliers stupides face à un chasseur.
- Lieutenant Martinez… commença l’un d’eux, avant d’être écarté sans ménagement par la dame à la forte voix, aussi forte que sa poitrine hyper galbée le lui permettait.
- C’est donc vous. J’ai à vous parler.
La femme et ses seins s’approchèrent de lui.
Flottant dans le décolleté très souriant d’une robe noire, ses lolos avaient le même balancé qu’un matelas à eau. D’une cinquantaine d’années a priori et rondouillarde, elle trichait sur sa petite taille, du haut des quinze centimètres que lui faisaient gagner les talons aiguilles de ses chaussures vernies. Elle portait un chignon bas, et ses cheveux noirs laqués donnaient au rouge sur ses lèvres un caractère anormalement glamour. À n’en pas douter, cette femme devait encore plaire. Vieille danseuse de flamenco ou vieille prostituée. Un sac sous le bras, la vieille quelque chose obligea Diego à une poignée de main virile. Pas commode, la madame.
- Carmen Sanchez. Je suis voyante.
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