Fyctia
Chapitre 1
Un lundi, en 1998
Il comprit que ce qui l’attendait devait être écœurant, quand il croisa un policier en uniforme qui détalait jusqu’aux toilettes pour dégueuler. Ce genre d’imprévu, il y a quelques mois en arrière, arrivait encore à lui arracher un rictus amusé, mais avait tendance aujourd’hui à l’agacer royalement. Pas vraiment inquiet de le rejoindre dans des jets de vomissures, il gardait sur l’estomac cette grosse louchée de « chili » enfilée une heure plus tôt, et arrosée d’un verre de mescal un peu trop frelaté à son goût. Hors de question de déverser tout ça dans une cuvette de chiottes ! S’interdit-il en pensée. Bah, en douze ans d’activité à la Criminelle, il n’était pas en reste d’images d’horreur saignantes à souhait, la dernière en date faisant suite à une fusillade entre deux gangs rivaux. Quoi de plus ordinaire que de découvrir parmi leurs membres des gamins prépubères et boutonneux, transformés en charpie par les bons soins de mitraillettes acquises Dieu sait où.
La routine à Mexico.
Et, ce n’était pas pour cette raison qu’il n’avait pas de gosses, mais plutôt qu’il n’en voulait plus. À trop côtoyer la fatalité, on finit par abdiquer.
C’est ainsi que, dépossédé de sa fougue d’antan, il traînait des basques dans le vestibule de l’appartement, copie de tant d’autres dans ce quartier bon marché de Centro Historico, sans un regard sur les photos familiales en noir et blanc qui placardaient les murs jaunis, fissurés par de quotidiennes secousses sismiques, et tandis qu’il entendait le flicaillon dégobiller ses repas des trois derniers jours, il se posta devant l’entrée du salon. La scène du crime.
Une odeur qui ne lui était pas étrangère flottait partout dans la pièce et, l’exceptionnelle chaleur aidant, ses effluves déjà incrustées (sur les murs, les tissus d’ameublement, etc.) laissaient entendre que la mort assiégeait les lieux depuis un petit moment. Cette odeur, voire puanteur selon certains, alliait avec singularité viande avariée et terre humide. Ouais, on s’y fait à la longue, se dit-il en grattant son bout du nez. À l’instar de jolies décorations noires, des mouches parsemaient çà et là les rideaux des fenêtres, présage de quelques heureux événements…
Cinq hommes affairés ne l’avaient pas encore remarqué. Dos tourné, un photographe de la police scientifique lui bouchait la vue sur ce qu’il devinait être la dépouille de la victime, mitraillée à coups de flashes comme un top model, jusqu’à ce qu’il s’écarte…
Par balle, strangulation, arme blanche, noyade… autant de procédés différents pour se débarrasser de quelqu’un, et autant de façons inhumaines de mourir. Mais, ça, cette chose devant lui, n’était pas classifiable.
Pas une goutte de sang, et pourtant, c’était tellement sale de perversité qu’une cervelle explosée à la carabine avait meilleure figure, comme un bon meurtre simple et direct. Dans ça, il émanait quelque chose de tellement malsain, que tous les hurlements ne parviendraient pas à libérer de l’épouvante qu’il suscitait.
Sauf que lui n’avait pas envie de crier.
- Lieutenant Martinez ! l'apostropha le médecin légiste, à genoux près du corps.
Diego Martinez se sentait habité par une étrange excitation. Il n’aurait su dire pourquoi, mais il y avait dans ça un air familier, un air de… déjà-vu.
- Ola, Manuel ! salua-t-il d’un ton enjoué qui cadrait mal avec les circonstances. On commence bien la semaine ! Tu peux me faire un topo ?
Manuel Cruz, un ami depuis quatre ans, se releva non sans cacher sa surprise par un haussement de sourcils. Il préféra d’ailleurs se limiter à cette simple expression, trop de monde aurait pu entendre le fond de sa pensée, mais cela faisait un bail que Diego n’endossait plus aussi bien son rôle de flic.
- La température et la rigidité cadavérique suggèrent que la femme est morte samedi soir entre dix et onze heures. J’ai eu un peu de peine avec l’humeur vitrée.
Évidemment. Qui aurait trouvé pratique de prélever ce liquide de l’œil indiquant, selon son opacité, l’heure approximative de la mort, alors que les deux yeux pendaient sur les joues au bout de leur nerf optique ?
- Cause de la mort ?
- Sais pas, il n’y a aucune blessure apparente ni hémorragie, je pense à un arrêt cardiaque. J’ai juste remarqué une trace de piqûre sur le bras gauche, mais je ne peux pas t’en dire plus, tu auras mon rapport ce soir.
Martinez étudia la femme. Exsudée de tous ses sucs répandus au sol en une flaque nauséabonde, elle avait le teint terreux. Bouche ouverte, tête en arrière et visage pétrifié témoignaient d’une souffrance physique asphyxiante. Ses doigts crispés comme une araignée morte restaient accrochés aux accoudoirs du fauteuil où elle siégeait, et il sembla à Diego qu’à l’image d’un détenu sur la chaise électrique, elle faisait corps avec. En vérité, rien n’aurait laissé présumer un homicide, si ses yeux se trouvaient à leur place. Elle est morte dans ce foutu fauteuil, considéra le lieutenant. Mais, par tous les saints, comment expliquer les yeux expulsés de leurs orbites, qui elles-mêmes servaient maintenant de niches à des larves grouillantes ? Était-ce post mortem ?
Un brigadier l’aborda alors pour faire les présentations avec la victime : Maria Catarina Delgado, cinquante-quatre ans, découverte par un voisin intrigué par l’entrouverture de sa porte d’entrée. Un curieux bien intentionné. Intrigué surtout par ce que l’on y avait punaisé.
- Une carte de tarot, Lieutenant.
Martinez prit connaissance de l’objet mis sous réserve plastique. Le premier élément de l’enquête. Un squelette armé d’une faux… La Mort, identifia-t-il sans vraiment comprendre.
- Selon le voisinage, poursuivit le policier, elle vivait seule. Personne n’a rien suspecté d’anormal dans l’immeuble, même si elle accueillait des clients tous les jours.
- Des clients ?
- Oui. Elle était voyante.
Interloqué, Diego dévisagea une dernière fois Maria Catarina.
- Eh bien, elle ne pourra plus rien voir maintenant.
2 commentaires
Agathe Pearl
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Il y a 2 ans
Carmin89
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Il y a 2 ans