Fyctia

J'essaie de le décrypter, mais non, je ne vois pas de plaisanterie dans son regard.

— Tu rigoles? Hein? Vous allez avoir un gosse?

— Non, non! Pas encore! Doucement! Nous ne l'avons pas encore fait...

— Tu te fous de ma gueule, c'est ça?

J'essaie à nouveau de le sonder, mais il ne plaisante toujours pas. Quatre ans qu'ils sont ensemble et ils n'ont toujours pas baisé. Je suis choqué. Comment fait-il? Ne pas... enfin durant quatre ans?! Il est inhumain.

— Non, désolé, mais je ne rigole pas.

— Ah, tu n'es pas encore fidèle, c'est ça. Je savais bien que tu te tapais des nanas en douce.

— Non, Steeve. Je n'ai pas fait l'amour depuis que je suis avec elle.

— Mais pourquoi es-tu encore avec elle?

— Je l'aime, c'est tout. Ce côté intime, bien qu'il soit incroyable à vivre, n'est pas essentiel dans notre vie. Nous nous aimons, nous passons du temps ensemble. Je suis sûr qu'il y a encore des gens vierges à notre âge.

— Tu racontes n'importe quoi, ce n'est pas possible, on répond forcément à nos pulsions.

Point de vue d'Émilie.

J'ai passé la journée à préparer des pâtisseries en pleurant. Je me demande d'ailleurs si certaines ne seront pas un peu trop salées... Je ne sais plus si je dois les vendre. J'ai aussi rangé les stocks et passé le balai dans la boutique mais cela n'a pas changé mon humeur. La conversation de ce matin avec Monsieur Brook m'a vraiment détruite. Je devrais essayer d'être plus forte, de ne pas me laisser faire, mais j'ai toujours été comme ça et je ne suis pas sûre d'être capable de le faire désormais. Ce serait un véritable travail sur moi-même et je ne suis pas sûre d'en avoir la volonté et la motivation. J'ai toujours eu un complexe d'infériorité avec les autres filles, je suis moins jolie, moins forte. Au fond, je sais que le PDG avait raison, je ne suis rien. Je suis d'accord avec lui, mais l'entendre de la bouche d'une autre personne que moi, c'est assez... blessant. Personne ne m'avait dit de telles choses, je ne me suis jamais sentie aussi insignifiante même avec les paroles tranchantes de mes parents. Ils ont toujours été un peu durs avec moi, peut-être parce que je n'étais pas à la hauteur de leur espérance.

Ma mère, Carmen, est avocate, une avocate renommée, elle n'a jamais supporté que je ne la suive pas et que je devienne une simple et banale pâtissière. Je n'aime pas le droit, j'aime pâtisser, chacun ses goûts. Alors forcément, quand sa fille décide de prendre son chemin, seule, sans l'aide de papa et de maman, ces derniers tiquent un peu et me voient comme une moins que rien. Par contre, si j'avais eu la chance ultime de devenir une femme d'affaire à l'international, là, tout aurait changé, j'aurais eu des acclamations, des félicitations et j'aurais sûrement été sacrée "Reine de la famille". Et encore, je pense que je suis plutôt gentille, puisque ma mère verrait en moi une rivale qui gagne plus d'argent qu'elle et s'il y a bien une chose qu'elle détestes, c'est que l'on vienne la dépasser. Oh quelle femme! Personne ne la voudrait comme mère, mais je l'aime quand même. J'apporte souvent des pâtisseries lorsque je vais chez eux et bizarrement, aucun des deux n'est contre cette idée, la vérité est amusante: ils dévorent mes petits gâteaux, mais ce n'est pas pour autant qu'ils me le diront ou qu'ils me féliciteront. Je n'ai pas fait un bac +8, et j'ai encore moins un salaire au-dessus des 4000 par mois, mais j'ai ma propre petite entreprise, j'ai mon propre fond de commerce, j'ai mes propres pâtisseries. Je n'ai pas d'employés, donc en soi... Je n'ai pas vraiment une entreprise, c'est plutôt... une boutique, le terme me correspond mieux. Mes parents ne comprendraient pas si je leur parlais d'une "entreprise". Comment ma mère appelle-t-elle déjà mon cakeshop? Ah oui, c'est vrai, la cabane. Pourtant, la devanture ne ressemble absolument pas à une cabane, mais il faut bien dénigrer le travail de sa fille à son maximum, sinon, ce ne serait pas vraiment amusant.

Quant à mon père, John, il est pharmacien, il a donc, lui aussi, fait des études longues, il gagne plus du triple de mon salaire et cela n'appuie que davantage sur ma minable vie. Mon père est un peu moins solennel, j'ai l'impression qu'il est tout de même fier de moi, mais il n'oserait pas aller à l'encontre de ce que dit ma mère. Surtout lorsqu'elle utilise son regard de démon, il ne met qu'un millième de seconde à se rétracter pour aller dans son sens. Comment a-t-il pu se laisser faire dès le début par cette femme? Mon père reste tout de même présent auprès de moi, il lui arrive de m'envoyer un petit SMS, un "Courage ma fille". Ce n'est peut-être pas grand chose, mais j'ai tout de même conscience qu'il m'aime et qu'il tient à moi, du moins assez, pour se soucier de ce que je vis au quotidien.

Toutefois, pour mes parents, je ne suis sûrement pas la fille idéale, non, je ne suis pas Charlène. Je n'ai même pas eu la mention "très bien" au baccalauréat. Je n'ai pas non plus été première durant des années au collège ou au lycée, j'étais moyenne. Peut-être que je dirige un commerce de gâteaux, que je passe mes journées à en confectionner et que je galère à chaque fin de mois parce que ma boutique n'est pas assez grande pour produire assez de diversité, mais je fais de mon mieux et j'aime mon travail. J'ai décidé de suivre ma passion, comme les chanteurs ou les écrivains. Je compose aussi à ma façon, moi aussi c'est de l'Art en quelque sorte et je suis fière de ce que je suis devenue, mais je finis toujours par douter de moi à nouveau à cause des remarques affligeantes de mes parents. Je n'aurais peut-être pas dû écouter la voie de mon cœur, mais sans parler de mes parents ou de ma vie intime déplorable, je suis heureuse. J'ai simplement besoin de trouver une solution pour qu'ils me regardent à ma juste valeur.

Mes parents me rabâchent sans arrêt que je devrais me trouver un petit-ami, que ce n'est pas normal qu'à mon âge, la solitude soit aussi présente. J'ai beau leur expliquer que je n'ai pas besoin d'une relation amoureuse, que travailler à la pâtisserie me suffit amplement. Mais leur idée reste fixe. Une femme qui approche de le trentaine devrait être casée, dépassée ce délai, il sera plus difficile pour une femme de trouver l'amour. Une femme seule à trente ans est une femme périmée. Les hommes veulent des femmes jeunes, belles et qui respirent la joie de vivre. Je ne correspond à aucun de ces critères, mais je me fiche bien d'avoir un petit-ami ou non. Je n'ai jamais eu de relations, je n'ai jamais déclaré ma flamme, pas même au collège. Je n'ai pas besoin de ça, j'ai toujours fait passer mes études et mon travail en priorité. Lorsque j'irai chez mes parents à Noël, après mon anniversaire, ils me diront la même chose que l'année dernière: "alors? à quand le beau petit-ami parfait qui saura faire de toi une vraie femme?". Parce que oui, pour mes parents, être une femme, c'est faire l'amour, et moi, je suis encore vierge, à 29 ans.