Fyctia

Point de vue d'Émilie.

Lundi matin, 9h05, chez Émilie.

Je me hâte en dehors de mon appartement après avoir récupéré les clefs de ce dernier, posés sur la petite commode en bois à l'entrée du vestibule. Pressée, je claque la porte, ferme à clef et dévale les escaliers à une vitesse que je ne me reconnais pas. Je manque même de trébucher et de me prendre les pieds dans l'avant-dernière marche. Je sors de l'immeuble en poussant la porte à battant. J'hume l'air et attends quelques secondes pour recevoir la brume du matin. Je ne sais plus exactement où j'avais vu/lu cela, mais dans une œuvre que j'aimais beaucoup, les jeunes filles faisaient cela pour s'assurer de toujours rester fraîches, jolies et belles. Quelques secondes de trop, le son de mon portable me rappelle à l'ordre, deuxième sonnerie. Plus que trois sonneries et je serai officiellement en retard! Je m'arrête au bord du trottoir, manquant de me tordre une cheville à cause de mes talons rouges. J'agite bêtement ma main droite au niveau de ma tête, à la recherche d'un taxi qui saura m'emmener à l'heure à mon rendez-vous. Je ne peux surtout pas me permettre d'être en retard. Par je ne sais quel miracle, j'arrive à me faire respecter par les dures lois de la ville: un taxi vient s'arrêter à mon niveau, j'ouvre la portière et me hâte à l'intérieur sans perdre de temps. Je pose mon sac à main sur le siège d'à côté et indique la direction au chauffeur sans même lui adresser un seul regard.

Dix minutes plus tard, je descends de la voiture après avoir payé le vieil homme à l'avant. À peine mes talons posés sur l'asphalte que je me sens soudainement toute petite. Le bâtiment qui se trouve en face de moi est bien plus que gigantesque. Finance Company, une grande banque qui finance des projets professionnels. Je ne peux pas me permettre de louper ce rendez-vous, j'ai besoin d'agrandir ma boutique, je commence à me sentir à l'étroit. Malheureusement, cela fait bientôt un an que j'essaie d'obtenir un rendez-vous avec l'un des conseillers, mais ils sont toujours occupés, probablement parce que mon petit dossier est loin d'être une priorité pour leur companie.

J'entre dans l'immeuble et m'approche de l'accueil. Une jolie petite rousse me regarde avec un sourire plus qu'éclatant. Elle porte du gloss rose sur les lèvres, ce qui la rend davantage rayonnante.

— Bonjour Madame, que puis-je faire pour vous?

— Bonjour, je viens ici pour un rendez-vous avec... hum...

Je fouille mon sac à main et cherche le post-it que j'avais prévu en cas d'oublis. J'ai l'impression de mettre un temps fou à chercher ce maudit bout de papier. Malheureusement, mon sac a dû l'engloutir.

— Ne vous inquiétez pas. Donnez-moi votre nom, je vais vérifier dans les rendez-vous.

— Madame Desanges.

Elle tapote le clavier de ses longs doigts enjolivés d'ongles parfaitement manucurés, tapote avec sa souris à deux reprises et affiche une mine satisfaite.

— Ah! Je vous ai, vous êtes avec Peter Brook, le patron, la porte du fond au septième.

Je remercie la jeune femme pour l'information avant de débouler vers l'ascenseur, je l'ouvre et entre à l'intérieur en pensant à ce que vient de dire la réceptionniste. Si j'ai en effet affaire au patron, il me sera peut-être plus compliqué d'obtenir le financement de mon projet d'agrandissement, je sais que je peux le faire. J'appuie sur le bouton qui correspond au septième étage. Un homme se précipite vers l'ascenseur et bloque les portes qui étaient en train de se fermer avant de prendre place dans la boîte métallique sans un seul mot. Il se place dans le fond sans me donner un seul regard. Cette personne est un jeune homme, brun, les yeux légèrement bridés, il porte une veste noire en cuir. Il doit sûrement lui aussi avoir un rendez-vous avec un conseiller. Mais lui, il ne l'a pas avec le patron. Il ne s'embête pas pour me détailler entièrement du regard. Ses yeux viennent longer mes formes en passant de mes pieds surmontés de talons jusqu'à ma nuque. J'ai l'impression de passer un scanner corporel. Il n'essaie même pas de s'en cacher. Je commence à regretter d'avoir pensé qu'il ne m'avait pas regardée. Son visage ne montre aucun sentiment, rien. Non seulement il ose me regarder de cette façon, mais en plus je n'ai pas l'air de lui offrir un cadre assez plaisant. Super! On peut dire que cette matinée commence bien. Après une interminable ascension aussi pesante que gênante, les portes coulissantes de l'ascenseur s'ouvrent sur un long couloir lumineux et je me hâte d'en sortir. L'homme sort lui aussi. Je fais abstraction et continue mon avancée jusqu'au fond du couloir, je me poste devant la porte du bureau où la plaque dorée "Peter Brook" trône fièrement. J'attends quelques secondes, sans bouger. Mon portable sonne, je le sors et enlève le son, je suis arrivée, je n'ai plus à avoir peur d'être en retard. J'ai même cinq minutes d'avance. J'attends un peu, hésitante, j'essaie de me refaire la conversation dans ma tête comme j'ai pu le faire une centaine de fois depuis que je sais que j'ai obtenu ce rendez-vous inespéré.

J'entends des pas derrière moi qui s'arrêtent dans mon dos. Je ne me retourne pas, on doit sûrement me prendre pour une idiote à rester plantée là comme un poteau.

— Madame, si vous voulez redécorer le couloir telle une plante verte, c'est votre choix, mais pas en me compliquant l'accès à mon bureau.

"Mon" bureau? Ne me dites pas que c'est le patron... Je me retourne, hésitante, affichant un sourire mi-désolé mi-gêné. L'homme qui se trouve face à moi n'est autre que le même que celui que j'ai touché accidentellement dans l'ascenseur. C'est lui, le patron?

— Euh... Excusez-moi, j'ai dû me tromper de bureau...

Je me décale sur le côté pour le laisser passer. Il me toise du regard et attend avant de décider à s'avancer pour ouvrir le bureau, d'entrer et de refermer derrière lui. Je reste interdite, que s'est-il passé à l'instant? Je ne comprends plus rien. Je me reconcentre sur son objectif premier. Peut-être que je ne suis pas au bon étage. Je lève la tête et lis une pancarte qui se moque de moi en me montrant que je ne me suis pas trompée: je suis bien au septième. Les minutes passent, je ne peux pas être en retard. Mes pensées fusent, je réfléchis à la vitesse de la lumière, enfin... j'exagère peut-être un peu. Le PDG s'appelle Brook, je le sais, tout le monde le sait, je ne me suis donc pas non plus trompée de bureau, alors pourquoi cet homme qui est censée avoir la cinquantaine a dit plus tôt que c'était son bureau? Tant pis, au fond, cela ne change rien. Je n'ai qu'à toquer et je serai fixée. Je toque. J'entends un "entrez". J'ouvre la porte et me glisse à l'intérieur de la pièce avant de la refermer derrière moi sans regarder une seule seconde ce qu'il y a dans le bureau. Je ne me retourne que par la suite.