Fyctia
Chapitre 10 — partie 4/4
— Et tu voudrais avoir une vue sur toute la scène ?
— Jusque là… oui…
— Eh bien, si j’active le mode duo et que je me positionne à côté de De Gaulle…
— Je pourrais vous observer tous les deux, le coupe-t-elle.
— C’est ça ! Comme ça, si tu vois un truc bizarre, tu me fais signe et je mets la vidéo en pause. Ça te va ?
Elle hoche la tête et ferme les paupières.
Quand elle les rouvre, le NostalgIA projette une scène sombre. Le studio est plongé dans une semi-obscurité. Geoffroy de Courcel apparaît le premier, debout derrière une vitre. Le général Spears, à quelques pas, tient son couvre-chef sous son bras. Sir Frederick Wolff Ogilvie, silencieux, observe un pupitre de contrôle. Tous trois demeurent figés. De vraies statues.
— La vidéo est en pause, annonce Stéphane.
Il désigne la porte capitonnée sur leur gauche et propose à Élodie de s’y avancer.
Ils passent à travers, tels des fantômes. Le petit local dégage une modestie saisissante. Des panneaux de bois garnissent les murs, doublés de tentures épaisses. Un microphone BBC de type Marconi trône sur un pied métallique, devant une table nue. Un unique siège d’aspect sobrement fonctionnel se tient à côté. Charles De Gaulle, main droite sur quelques feuillets, conserve une attitude hiératique. Son uniforme kaki souligne sa carrure. Paralysé, tout paraît impavide sous la lumière faible de la lampe suspendue.
Stéphane s’approche du général, comme prévu. Élodie reste devant le pupitre, puis hoche brièvement la tête. Il active la lecture.
« Les chefs qui, depuis de nombreuses années, sont à la tête des armées françaises, ont formé un gouvernement. Ce gouvernement, alléguant la défaite de nos armées, s’est mis en rapport avec l’ennemi pour cesser le combat.
Certes, nous avons été, nous sommes submergés par la force mécanique, terrestre et aérienne de l’ennemi. »
La voix grave emplit le studio. De Gaulle ne cille pas. Sa moustache brille, mais le geste est contenu, la prononciation précise. Le ruban d’enregistrement s’écoule sans anicroche.
« Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui nous font reculer. Ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui ont surpris nos chefs au point de les amener là où ils en sont aujourd’hui.
Mais le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non ! »
Le micro grésille à la fin de ce « Non ! ». Les yeux d’Élodie se troublent de fines larmes. Les pommettes de Stéphane semblent contractées. Et sa lèvre inférieure ? Tendue, ou quelque peu étirée.
La voix de de Gaulle reprend.
« Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis que rien n’est perdu pour la France. Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un jour la victoire.
Car la France n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle a un vaste Empire derrière elle. Elle peut faire bloc avec l’Empire britannique qui tient la mer et continue la lutte. Elle peut, comme l’Angleterre, utiliser sans limites l’immense industrie des États-Unis.
Cette guerre n’est pas limitée au territoire de notre malheureux pays. Cette guerre n’est pas tranchée par la bataille de France. Cette guerre est une guerre mondiale. Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances n’empêchent pas qu’il y a, dans l’univers, tous les moyens pour écraser un jour nos ennemis. Foudroyés aujourd’hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là. »
Les larmes glissent sur les joues d’Élodie. Mais elle reste digne à l’instar du général qui serre la mâchoire. Un léger tremblement agite leurs mains. Toutefois, De Gaulle conserve une prestance vénérable, inébranlable. Bien que des ridules creusent son front, sa stature demeure toujours droite et son regard vise un point fixe, loin, au-delà du micro.
« Moi, général de Gaulle, actuellement à Londres, j’invite les officiers et les soldats français qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes, j’invite les ingénieurs et les ouvriers spécialisés des industries d’armement qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, à se mettre en rapport avec moi.
Quoi qu’il arrive, la Flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas.
Demain, comme aujourd’hui, je parlerai à la radio de Londres. »
Charles De Gaulle se fige dans une position grotesque, main en l’air et bouche ouverte. Stéphane, lui, s’anime encore.
— Alors ? Rien d’anormal ? s’inquiète-t-il.
— Non… mais…
— Mais ?
— C’était émouvant…
— Ah, oui ! C’était quelque chose, lance-t-il tout sourire.
Le studio de la BBC, Broadcasting House et Londres s’effacent. Paris, l’appartement d’Élodie et son canapé refont surface. Élodie, comme Stéphane, plisse les yeux à cause de la lumière nettement plus criarde.
Pendant les quelques minutes à comparer leur version de l’appel du 18 juin — identiques dans les deux cas —, ils rangent le NostalgIA et reposent sa mallette à côté de la table basse. Puis, sans crier gare, Élodie enlace Stéphane.
— Demain, je téléphonerai au psy que tu m’as conseillé, murmure-t-elle contre son torse.
— Rassure-toi. Tout va aller pour le mieux. Ta sœur me dit que tu es une battante, que tu ne t’avoues jamais vaincue.
— Merci…
Elle relâche son étreinte, il regarde sa montre.
— Je vais devoir rentrer. Mon ex doit me contacter en fin de soirée, donc dans pas longtemps, pour… le divorce. On doit se concerter pour fixer la date de l’audience au tribunal. L’IA c’était pas assez bien pour… désolé du mot, cette garce.
— Merci d’avoir été là…
— Au moindre pépin, tu m’appelles. Tant pis si ça reporte le procès… enfin… si ça te va ?
— Promis, mais… ça va aller. Je… me sens…
Elle pince les lèvres.
— On va dire… un petit peu mieux, ajoute-t-elle, le teint reprenant des couleurs.
Il lui embrasse le front. Elle recule d’un pas, surprise.
— Dé… désolé, je n’aurais pas dû, bégaie-t-il en rougissant.
— C’est rien… bref… oui, c’est rien…
Ils se saluent comme deux adolescents. Il quitte l’appartement, elle le verrouille.
Les éclats oubliés par le robot lui titillent le coin de l’œil. Elle s’empresse de les balayer, pour enfin se jeter sur son canapé. Ses cuisses ne touchent pas encore l’assise que son interface lenticulaire s’illumine déjà. Catégorie films. Années 1990. Elle fait défiler tout un tas de navets quand sa montre vibre. Un texte apparaît devant le reste : « Nouveau message de Stéphane : »
Il est rapidement suivi d’une alerte : « Stéphane vous a placé·e dans la liste des contacts bloqués, impossible de le(la) joindre. »
Et la LED bleue du HomeLingBot 80 clignote toujours.
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Mary Lev
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Louisa Manel
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NohGoa
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Anthony Dabsal
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