Fyctia

Ses pieds, ses émotions, un réflexe la conduisent vers le robinet. Elle se mouille le visage, boit un grand verre d’eau et ferme le store de la cuisine. La fenêtre ne donne pourtant sur rien de plus qu’un trottoir quelques mètres plus bas. En face, le bâtiment semble inhabité depuis dix ans. Tandis qu’elle se tourne, elle réalise soudain l’état dans lequel se trouve son appartement. Tout est sens dessus dessous. Ses lèvres se déforment. Sa main caresse machinalement la tête de Croupy. L’intérieur de sa rétine se teinte de rouge. Sa montre s’emballe. Son cœur aussi. « Mode prison activé. Il est 14 h 52. » Elle veut intervenir. Trop tard. L’arc électrique suit son nerf optique. À nouveau, le néant.

Le silence…

Un rire de Chris. Est-ce celui d’Élodie ?

Un rictus malsain. Est-ce le sourire d’Élodie ?

Le sol souple. Est-ce un matelas ?

Élodie ouvre les paupières. La même cellule. Le même lit KaguXion. Elle titube et s’approche de la porte. Le même voisin : le junkie.

« Mode prison. Il est 15 h 22 » est affiché sur sa montre. Si l’éclair n’avait pas été aussi puissant, une averse s’écoulerait de ses yeux. À la place des cernes creusent ses pommettes, une grimace tire ses traits fins. Par chance, son voisin, tout sourire, l’interpelle :

— Trop cool ! Coucou, Élo ! Tu vas bien ?

— Franchement…

— Ouais, c’est pas faux ! Si t’es là, c’est que c’est pas ouf. Lol !

Elle rit jaune.

— Jérôme !

— Hein ? répond-elle en secouant la tête.

— Je t’ai pas dit mon nom la dernière fois ! Moi, c’est Jérôme.

— C’est… OK… euh… enchantée.

Il se met à jouer de l’air-batterie. Ses lèvres sont pincées, et ses longs cheveux vacillent dans tous les sens.

— Pour…

Il la coupe en plaçant l’index devant sa bouche.

— Pour rappel, il est interdit de communiquer entre détenus, lance la voix mielleuse de l’IA de surveillance.

Jérôme hausse les épaules. Ses paumes ouvertes vers le plafond. Ses bras légèrement écartés. Son air semble dire : « C’était pour ça ».

Après une minute, ou deux, il cesse sa mélodie imaginaire et lui demande :

— Au fait, tu fais quoi dans la vie ?

— Je suis prof.

— Ça paie mal ça comme boulot. Non ?

— 20K par mois, à peine plus que le SMIC.

— Ah ouais ! Vous vous faites baiser, s’exclame-t-il en gesticulant. Même quand j’étais étudiant, je gagnais plus. Mort de rire !

— C’est un job comme un autre. J’ai quand même de quoi bouffer et me loger.

— Comment j’aimerais trop pas faire ça ! Trop la flemme d’entendre des gosses brailler. Ou pire, quand le tableau corrige le prof, j’ai toujours trouvé ça trop la tehon.

— Merci, confie-t-elle.

— Bah ? Pourquoi ?

— Tu me fais rire.

Elle ne rit pourtant pas. Cependant, sa figure apparaît un peu plus sereine. Ou du moins, détendue.

— T’es là pourquoi aujourd’hui ? T’as encore insulté un AS ?

— J’sais pas trop, avoue-t-elle. Mais, non, je crois pas avoir insulté un agent de sécurité.

— T’es p’tet là à cause d’un complot mondial ! Attends… shhh !

L’automate repasse devant la cellule, les observe avec ses capteurs CX32connect, puis poursuit son chemin en silence. Absolu silence. La mécanique est parfaite. Pendant toute la traversée, Jérôme se dandine avant de donner le « top » pour reprendre la conversation.

— Qu’est-ce que je disais, déjà ?

— Tu parlais d’un complot…

— Ah ouais ! J’te disais ça à cause de tes pieds.

Elle plisse le front, tord la mâchoire et se gratte la tempe.

— Mes pieds ? Qu’ont-ils de si particulier ?

— Bah, lol, ils sont grands ! Déso, j’pensais que t’étais trans, c’est pour ça. J’voulais pas te vexer.

— Et si je l’étais ça ferait quoi ? ricoche-t-elle en lui lançant des éclairs.

— Ça f’rait comme avec Jordan. C’est un pote trans à moi. Et il se voyait en femme partout. Il a fini plusieurs fois en taule comme ça, pour rien. Et ça l’a poussé au suicide. C’était un keum super cool pourtant.

— Que… quoi ?!

Jérôme s’approche de sa porte de cellule et fixe les oreilles d’Élodie.

— Ah non ! Déso’, il avait des Lings, pas des USS. Ça peut pas être pareil que toi.

— Attends ! T’as dit qu’un de tes potes se voyait partout ?

— Il fumait beaucoup, aussi.

— Et qu’il s’est… sui… suicidé ?

— On n’est pas vraiment sûrs. Il s’est fait renverser par un train. P’tet qu’il a juste marché trop près des rails. C’est pas impossible, connaissant Jordan.

Élodie éclate de rire. Ses paupières clignent frénétiquement. Son souffle est haché. Elle secoue la tête et s’essuie les yeux.

— Tu m’as fait peur… j’ai vraiment cru que…