Fyctia
Chapitre 7 — partie 1/5
L’eau chaude coule à flots. Une véritable cascade sur la tête d’Élodie. Ses jambes tremblantes tiennent sous la douche, et ses mains, un pain de shampooing sec. Un nuage d’écume blanche se forme au contact de ses cheveux trempés. Son parfum oscille entre la fleur synthétique et un détergent industriel. Sans doute un produit controversé, jugé trop polluant. Une odeur sucrée, entêtante. Elle relève la tête, ferme les yeux. Des larmes coulent. Peut-être la mousse ?
Elle s’empare d’un gant de toilette. Elle effleure le creux de son cou, emprunte le sillon de sa poitrine. Un frisson sur les aréoles. Puis la courbe de ses hanches, délicieuse et franche, avant de s’attarder sur son ventre. Le carré-éponge descend jusqu’à ses orteils, en longeant délicatement la peau de ses cuisses, de ses mollets. Elle relève ensuite le bras. Le tissu caresse son aisselle, racle ses coudes. Son poignet ne cesse de vibrer.
« Vous avez consommé 234 % d’eau de plus que votre moyenne habituelle. Merci de limiter votre consommation. »
Si seulement il n’était pas illégal de détruire cette prison portative ! Elle enrage, ses genoux flanchent, l’eau continue de ruisseler sur sa figure — difficile de distinguer s’il s’agit de larmes dans cette position. Toujours est-il que sa voix s’est perdue quelque part entre les fourches de sa crinière, qui se sont réfugiées dans sa bouche, et l’enfer qu’elle vit. Dents visibles, grimace aussi. Pas vraiment de douleur. Simplement une souffrance qui refuse de sortir.
Une seconde vibration naît.
« Statut émotionnel : Instable. »
Le hurlement, enfin, rugit.
— AAAAAH ! Mais va te faire foutre, connasse de montre !
— Compris, j’active le mode silencieux.
Boum !
Les plaies de sa main se sont rouvertes. Le sang colore la mousse au niveau du siphon ; le sel de ses larmes remplace le goût sucré de ses cheveux.
— Ferme ta gueule ! Tu piges ! Ferme ta putain de gueule !
Quelques décalitres gâchés, l’hémorragie cesse. La stupeur, la torpeur, la colère perdurent. Par chance, la glace de l’armoire à pharmacie est embuée — un coup de poing peut vite se perdre. À l’intérieur : du désordre, des boîtes de médicaments vides, des compresses périmées et un flacon d’alprazolam 0,50 mg. Il serait aisé de penser, comme le regard d’Élodie le suggère, qu’une œuvre d’art est gravée sur le verre fumé. Elle l’observe, absente, longuement. Très. Trop.
Des gouttes commencent à se former à la surface du miroir. Un halo de condensation trouble le récipient d’anxiolytiques, posé là depuis des années. L’étiquette est déchirée, le bouchon à moitié fendu, la boîte en carton introuvable. Le bambou de la poignée de la brosse à dents dépasse juste à côté. Son bout : usé, strié et râpeux. Deux objets, deux choix. Un tremblement parcourt ses doigts toujours humides. Elle fixe la fiole. Elle inspire. Pas de geste, pas de décision. Elle se penche sur chacun. Et les observe, encore et encore. Les poils aplatis, tordus à la base, ainsi que les traces blanchâtres collées au manche ? Ou le caoutchouc du flacon de médicaments ? Quel choix cornélien ! Un haut-le-cœur la saisit — ou sans doute une curiosité malsaine pour l’un des deux objets. Elle avance la paume, la recule. Comprimés pour nettoyer l’esprit, ou poudre abrasive pour récurer l’émail ?
Finalement, elle opte pour le bambou. Elle porte la brosse à ses lèvres — après l’avoir frottée trop longtemps sur le pain de dentifrice. De rapides va-et-vient à la surface de ses incisives. Du bruit, un crissement sec et un « aïe ». Voilà sa gencive blessée, tandis que l’odeur mentholée envahit ses narines. Elle ferme un instant les paupières. Ses mâchoires se contractent, son poignet se raidit. Le goût devient métallique, ferreux. Elle crache et rince, machinalement. La mousse s’écoule dans le lavabo, tourbillonne, disparaît. Hypnotique.
Son regard s’attarde une énième fois sur le véritable objet de son désir. Les lettres font la valse — ou sont-ce ses yeux ?
Alprazolam…
Elle le soulève du bout des doigts et repère la vingtaine de comprimés. Un torrent de souvenirs déferle. Une nouvelle bouffée d’angoisse ? Un frisson de réconfort ? Elle expire. Aucune décision. Un abandon pur et simple. Elle repose le flacon délicatement, révérencieusement. La porte de l’armoire à pharmacie claque, ses talons pivotent. Dans une procession solitaire, elle se dirige vers le salon. Mal séchée. Nue. Elle piétine pourtant quelques affaires au passage — certes sales, mais encore mettables.
Pour la dixième fois depuis qu’elle est rentrée, elle relit le message : « Nourredine vous a placé·e dans la liste des contacts bloqués, impossible de le(la) joindre. » Elle n’est plus en mesure de communiquer avec lui. Et Zoé ? Non plus. Elle ne décroche pas. La seule bonne nouvelle, la réponse à l’une des missives alarmistes envoyées par Élodie à sa sœur : « Je vais bien. Je suis au taf. Biz ! »
Elle observe attentivement chaque lettre. Chaque point. Zoé est vivante. Nourredine ? Elle ne sait pas. Elle ne cherche pas à savoir. Ses épaules s’affaissent. L’interface visuelle s’efface. Ses pieds la traînent à sa chambre. La peluche de Croupy — le dessin animé de son enfance — est perchée sur son lit. Un œil pend, l’autre a été dévoré par l’aspirateur de ses parents. Elle s’en saisit, pose sa tête contre l’animal — un loup, un chacal ? — et se rend dans le coin cuisine.
Sans rompre son étreinte, elle cherche dans un tiroir. Elle laisse tomber des casseroles cabossées au sol. Puis, la pulpe de ses doigts sent la rugosité du bois. Une planche à découper. Elle l’installe sur le plan de travail. Embrasse son vieux doudou et le cale à la surface de cette planche. Elle se retourne, extrait un couteau de son support et lui tranche la tête. Sa main tailladée s’enfonce à travers la mousse, tire un sachet en plastique — ce qui est déjà illégal. Son contenu : de l’herbe, des feuilles et un briquet.
La fumée inonde ses poumons, ses pensées, ses angoisses. Bien que rien ne semble en mesure de l’expliquer, une étincelle s’excite au fond de ses prunelles. L’obscurité de ses iris, l’amande de ses paupières ; tout se ranime. Elle expulse le courant de fumée en direction de la hotte aspirante qui boit ses soucis. Élodie parle. Tout du moins, se parle.
— Putain, t’es qu’une loque… J’sais pas… mais habille-toi. Ça fera illusion…
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Vince Black
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Anthony Dabsal
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