Fyctia
Chapitre 10, Noël 2008
Jayden : 14 ans
Sophie : 12 ans
- Aïe !
Je me suis coupée.
Encore.
J’enroule un mouchoir autour de mon pouce qui compte maintenant cinq entailles.
J’éloigne le couteau et me penche vers ma lampe de chevet pour admirer le résultat.
C’est pas mal. On reconnaît l’ours.
Je m’occupe de mes cadeaux de Noël le soir. C'est impossible quand je suis au pensionnat. La fatigue m'empêche de suivre le rythme de mes cousins en journée, mais ça en vaut la peine.
C’est le troisième Noël de Jayden ici. Je l’aime bien. Quand je parle, il me regarde. Quand je suis silencieuse aussi.
C’est agréable de sentir son attention. Et bizarre. Comme des papillons qui me chatouillent le ventre. Mes joues rougissent et j’oublie ce que je suis en train de dire, aveuglée par ses sombres yeux bleus.
Il me fait penser à un loup. Majestueux, sauvage et dangereux.
En allant faire les courses avec Felicia, j’ai remarqué un monsieur qui sculptait des petits animaux en bois. Il utilisait seulement un couteau et coupait des morceaux au fur et à mesure.
Il y a toujours du bois dans le jardin, derrière la maison pour la cheminée. Je suis allée en chercher et j'ai emprunté un couteau dans l’atelier de Phil. Ça ne le dérangera pas. Il ne se met jamais en colère contre moi. Marge, tout le temps.
Je n’ai pas d’argent de poche pour acheter des cadeaux alors, chaque année, je dois me débrouiller avec ce que je trouve. Les autres enfants n’en font pas. Moi, j’aime en faire à Phil, comme il m’en offre aussi un en cachette le lendemain de Noël, et à Jayden. Son sourire, lorsqu’il le découvre caché dans la poche de son manteau, est spécial. Rien qu’à moi.
J’ai fini son loup hier soir. L’ours est pour Phil. Il est effrayant avec sa carrure mais ses câlins sont doux.
Je lisse le dos de la sculpture avec la lame lorsqu’un morceau s’effrite et la fait déraper vers ma main. Le couteau s’enfonce dans ma paume et du sang s’échappe.
- Non !
Je chuchote pour ne pas être entendue alors même que la panique monte. Je me lève du lit pour ne pas tacher les draps, mon autre main pressée contre la plaie.
- Qu’est-ce que je fais, qu’est-ce que je fais…, j’halète en cherchant de l’aide dans ma chambre déserte.
J’ouvre finalement la porte de ma chambre avec mon coude, passe la tête dans l'encadrement et descends les escaliers pour me rendre au rez-de-chaussée. La chambre de Phil et Marge est à côté de la salle de bains du premier étage. Ma grand-mère a le sommeil léger, elle m’entendrait à coup sûr et viendrait me tirer l’oreille pour l’avoir dérangée.
- Tout va bien. Juste une égratignure, je murmure en bas des marches pour me rassurer.
Sans la lueur des flammes, en fin de vie dans la cheminée, qui s’échappe depuis le salon, je n’y verrais rien. À tâtons, je trouve la porte de la salle de bains au fond du couloir et fouille dans le placard sous l’évier. Je ne prends pas le risque d’allumer la lumière et récupère à l’aveugle la boîte qui contient les pansements et le désinfectant. Ma main tremble sous la douleur et les larmes retenues.
- Ça va aller, je renifle.
Soudain, une ombre apparaît dans l’encadrement et appuie sur l'interrupteur.
- Qu’est-ce que tu fais ?
Je sursaute de peur et reconnais avec un certain soulagement qu’il s’agit seulement de Jayden.
- Rien.
Je cache ma main derrière mon dos mais le mouvement attire son attention. Il fronce les sourcils en l’attrapant.
Sous sa poigne brusque, la douleur monte d’un cran et mes larmes s’échappent.
- Tu pleures ?
Il tire sur ma main pour l’amener devant ses yeux et prend conscience de sa moiteur due au sang.
- Sophie…, gronde-t-il.
J’oublie la douleur et ramène mon bras contre ma poitrine.
- Éteins la lumière !
- Tu es blessée.
- Marge va se réveiller et…
Je n’eus pas besoin d’en dire plus. Jayden me prend la boîte de secours des mains, appuie sur l’interrupteur et m’entraîne en direction du salon. Il me fait asseoir devant la cheminée, s’agenouille devant moi et observe ma paume.
Sa prise est plus douce tandis qu’il oriente ma main vers les flammes pour observer la coupure. Les frissons, qui remontent depuis l’endroit où nos peaux se touchent, me font presque oublier la douleur.
- Tu t’es fait ça volontairement ?
Dans cette pénombre où la lueur orangée du feu danse sur son visage, Jayden ne me semble pas avoir 14 ans. Ses traits sont plus matures et ses yeux trop durs pour ceux d’un enfant.
- Non. Je me suis coupée en sculptant un ours en bois pour Phil.
Son regard fouille le mien et décide que je dis la vérité puisqu’il hoche la tête et se met à fouiller dans la boîte pour en sortir des compresses, du sparadrap et le désinfectant.
Je retiens un cri lorsqu’il l’applique sur ma plaie.
- Pourquoi tu es debout à cette heure-ci ?, je chuchote pour me changer les idées.
- Je fais mes cadeaux de Noël à la dernière minute.
- Ha ha, très drôle.
Le silence s’étire entre nous et je songe qu’il ne va pas me répondre. Quelle n’est pas ma surprise lorsqu’il le fait.
- Je n’arrive pas à dormir.
Je ne laisse rien paraître et prends le courage de pousser son humeur bavarde. Ma blessure m’aura au moins accordé ce temps avec lui.
- Pourquoi ?
- Je dois m’habituer à cette maison.
- Tu viens ici depuis trois ans…
- Mon cerveau a besoin de temps pour ne plus me sentir comme un parasite.
Ses paroles me choquent, tant par l’écho qu’elles suscitent en moi, que par la peur que ma famille ne lui ait pas démontré l’attachement qu’il mérite.
- Tu n’en as jamais été un. Je… On t’aime tous.
- Je n’ai pas dit que c’était rationnel.
- Je comprends.
Il détourne un instant les yeux de ma main pour me fixer.
- Vraiment ?
J’opine, incertaine de vouloir en parler. Sa main presse un peu plus fort la mienne et j’y trouve de la force dans sa simple présence à mes côtés.
- Parfois, j’ai la sensation qu’ils ne veulent pas de moi.
- Les Lewis ?
J’hoche la tête, la gorge nouée.
- On t’a dit… Pour mon père ?
- Shawn m’a expliqué qu’il était mort et que tu passes ton temps en pensionnat.
- C’est un bon résumé, je ris sans humour.
- Pourquoi Phil et Marge t’envoient là-bas ?
- Pourquoi tes parents ne fêtent pas Noël avec toi ?
Jayden baisse la tête et je me sens coupable.
- Excuse-moi.
- Non. Je te pose des questions, tu m’en poses, c’est normal.
Il bande ma main, la chaleur de ses doigts qui caresse ma peau fait refluer un peu plus la douleur.
- Je ne peux pas rester trop longtemps avec mes parents, lâche-t-il enfin.
J’hésite à le questionner, ne voulant pas gâcher ce moment. Mais l’envie de tout savoir de lui à raison de moi :
- Qu’est-ce qui se passe quand c’est le cas ?
Il met un dernier morceau de sparadrap pour faire tenir la compresse et plante ses iris bleutés dans les miennes. Ma main serre sa paume dans le but de lui transmettre le même soutien qu’il m’a communiqué quelques instants plutôt. Je retiens mon souffle lorsqu’il ouvre enfin la bouche :
- Ils se souviennent de mon existence.
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