Fyctia

Ce matin-là, alors que les premières lueurs du jour ne se manifestent pas encore à l’horizon, Cian passe le seuil de Darkwood Manor dans un silence religieux. Les lourdes portes se referment derrière lui, faisant taire les conversations de la dizaine de Spectres présents dans le vaste hall d’entrée. Autant de paires d’yeux braquées sur lui, qu’il ignore consciencieusement. Par contre, il note le mouvement soudain des jeunes gens : ils s’alignent devant lui en une rangée un peu trop propre, presque au garde-à-vous, comme s’il était en train de faire l’appel. Une pratique absurde qui n’a pas lieu d’être ici. Ils ne sont pas assez nombreux pour qu’on ait besoin de contrôler leur présence de la sorte. Quand quelqu’un manque, on le sait tout de suite. Cian les analyse d’un coup d’oeil, toujours sans un mot. Leur malaise est palpable. Son regard tombe sur le sol, et, derrière leurs pieds, il découvre une ribambelle d’armes, en vrac. Il pince les lèvres et assène :

« On peut savoir ce que vous faites ? »

Sa voix grave, aussi rêche que du papier de verre, ne laisse place à aucune contestation ni à aucune pirouette possible. Elle contraste furieusement avec son visage qui, bien qu’un peu anguleux, possède des traits harmonieux, presque doux lorsqu’il s’aventure à sourire et à laisser s’y infiltrer un peu de bonne humeur. Ce qui, ces dix dernières années, est réservé à de — trop — rares occasions. Avant ça, Cian avait tout du parfait parti, bien qu’il s’en soit toujours moqué. Il était beau, agréable, charmeur. Autant d’adjectifs qui ne le définissent plus depuis longtemps et qui, pour être honnête, ne lui manquent pas particulièrement.

« Ramassez-moi ça ! » tonne-t-il, comme pour palier le manque de réaction du côté des plus jeunes.

Il a le droit à un « oui, monsieur » qui s’élève comme un seul et même murmure, avant que la flopée de Spectres ne s’active. Chacun prend dans ses mains entre une et deux armes, et les range maladroitement sur eux.

« On n’est pas au marché, ici, râle encore Cian. Je vous ai attribué votre arme en début de semestre, vous vous y tenez. Qu’est-ce qui arrivera, le jour où votre arme se brisera, que vous serez devant une chimère, forcé de vous débrouiller avec ce que vous aurez sous la main ? »

Le silence qu’ils lui offrent ne reste pas en place bien longtemps. Une jeune fille bombe le torse, et, bien qu’elle ne bouge pas, Cian perçoit déjà une once de prestance qui le fait sourire intérieurement. Il note que ses longs cheveux dorés sont maintenus dans un chignon, sur le sommet de son crâne. Bien, elle a retenu la leçon, cette fois-ci. Du haut de ses seize ans, Terrence fait partie des quelques jeunes très prometteurs, au sein de la confrérie. Elle bénéficie également de cours particuliers avec Cian, trois à quatre fois par semaine, ce qui explique qu’elle ne soit pas aussi impressionnée par sa présence que les autres. Malgré son regard dur, il ne peut cacher la pointe de déception à son égard. Il aurait préféré qu’elle évite de prendre part à cet échange d’armes. C’est choisir la facilité et il n’encouragerait jamais un tel comportement.

« Mais en nous demandant d’utiliser une arme qu’on ne maîtrise pas, on prend un risque supplémentaire de se faire buter en mission », conteste Terrence, tout en plantant son regard dans celui de Cian.

Il fait un pas en avant. Son air sévère pousse les jeunes à reculer, mais Terry ne bouge pas. Elle le connaît trop bien, un sourire lui échappe avant qu’il ne retrouve un visage plus sérieux. Son ton est toujours aussi tranchant, sec et froid. Il en fait pâlir plus d’un. Il faut soit être inconscient, soit particulièrement téméraire pour oser lui tenir tête. Il se trouve que son pupille est un soupçon des deux.

« Tu crois qu’on devient polyvalent en restant greffé à ses préférences ?

— Non, mais…

— Tu ne veux pas de ta matraque ? coupe-t-il.

— Sincèrement ? »

Cian hoche la tête. Terrence le dévisage, comme pour jauger ce qu’il est réellement en train de lui demander.

« Oui, sincèrement. Tu n’en veux pas ?

— Je trouve qu’elle ne servirait à rien face à une bête de trois mètres de haut, prête à nous déchiqueter à tout moment, c’est tout. Toi, tu as tes épées… »

Elle lorgne les deux manches qui dépassent, dans le dos de Cian. Il connaît très bien ses prédispositions et, effectivement, passer du maniement d’un sabre ou d’une épée à une simple matraque a de quoi frustrer. Il en sait quelque chose, il a lui-même vécu ce qu’il considérait à l’époque comme une véritable hérésie. Et lui aussi avait protesté, argumenté, tenté de négocier. Son sourire disparaît quand il tend la main et qu’il dit simplement :

« Je comprends. »

Terry semble décontenancée et le murmure de ses camarades derrière elle confirme qu’elle n’est pas la seule dans son cas. Elle saute toutefois sur l’occasion et lui tend son arme désuète, sans cacher son sourire.

« Merci, monsieur ! »

Elle se retourne vers les autres Spectres et un début de brouhaha se lève, tandis qu’ils avancent pour, eux aussi, protester sur l’arme qui leur a été attribuée. Cian les fusille du regard, tout en répondant à la jeune Spectre :

« Je t’en prie. Puisque tu n’en veux pas, tu partiras en mission demain soir sans ta matraque. Et sans autre arme.

— Quoi ?! Mais tu ne peux pas… c’est beaucoup trop dangereux ! C’est de la folie !

— Tu réfléchiras la prochaine fois que tu voudras remettre mes décisions en question, jeune fille. »

Terry se bute, sa moue laisse transparaître une couche de haine qu’elle lui dédie sans même essayer de le cacher. Il va falloir travailler sur son côté colérique, il pourrait bien lui jouer des tours. Cette gamine lui rappelle beaucoup trop le tempérament qu’il avait lui-même à son âge. Sans cadre, elle va finir par se laisser dévorer et elle ne leur sera plus d’aucune utilité.

Tandis que ses camarades s’accrochent soudain à leur précieux trésor, Terrence tente une dernière réplique. Elle essaie d’avoir l’air sûre d’elle mais sa voix tremble quand elle crache :

« Emerick ne te laissera pas faire ! »

Oh, si elle savait… Cian la laisse méditer sans prendre la peine de lui répondre. Il s’éloigne du petit groupe, grimpe la première marche de l’immense escalier trônant en face de l’entrée. Une main sur la rambarde dénuée d’ornements, il s’arrête et déclare, posé mais ferme :

« Si je vous revois tenter quelque chose comme ça, vous finirez tous désarmés pour vos prochaines missions. Et je vous veux dans une heure à l’armurerie. Ça vous fera du bien de récurer un peu avant votre entraînement. »