Fyctia
Chapitre 6
Chambre 312, quelque part entre deux vies
Benjamin
Je cours. Le sable colle à ma peau, le ciel crache des obus. J’entends les cris, les tirs, le métal qui se tord.
Et Loïc.
Il m’appelle. Il m’attend. Son sang sur mes mains. Ses yeux dans les miens. Ce sourire à la con.
— Rentre, Ben. Cours.
Mais je veux pas courir. Je veux le porter. Je veux le sauver. Encore. Encore.
Le bruit explose. L’hélico décolle. Et je hurle. Trop tard. Encore.
Je me réveille en sursaut, la gorge sèche, le dos trempé. La chambre est obscure, impersonnelle.
Une lumière bleue filtre à travers les rideaux. Le mini-bar bourdonne doucement. L’hôtel. On m’a obligé à passer par là. Avant le retour. Avant les vivants.
Je fixe le plafond. Mon cœur cogne encore contre mes côtes. Je suis loin. Je suis ailleurs. Je suis toujours là-bas.
Je revois la cérémonie.
Trois jours plus tôt – Cimetière militaire
Les drapeaux claquent dans le vent. Il fait gris, sec, le genre de jour sans émotion. Ironique.
Le cercueil est là, drapé du tissu étoilé. Impeccable. Officiel. Froid.
Ses parents sont figés. La mère pleure en silence, la main sur la bouche. Le père regarde droit devant, les poings serrés, les yeux rouges. Il ne pleure pas. Mais il s’effondre en dedans, je le sais.
Et elle est là.
Léa.
L’ex-femme. Ou pas vraiment ex. Le genre de rupture qu’on subit, pas qu’on décide. Elle est enceinte jusqu’au cœur. Son ventre est rond. Ses yeux détruits. Je n’arrive pas à la regarder trop longtemps.
On m’a demandé un discours. J’ai dit non. J’ai juste salué. Main sur le front. Poing serré sur ma cuisse.
“Sergent Loïc Arnaud, tombé au combat le 10 décembre. Héros de terrain. Frère d’armes.”
Mais pour moi, c’était pas un héros.
C’était mon ami. Mon frère. Mon enfoiré de complice. Et je l’ai pas sauvé.
Après l’enterrement, Léa m’a tendu une photo. Eux deux. En vacances, à la mer. Elle m’a dit :
— Il voulait te ressembler, tu sais. Mais toi… t’as toujours voulu protéger tout le monde. Même lui.
Et elle a pleuré. Encore. Jusqu’à ce que je la serre contre moi. Et que je lui dise qu’il avait pas eu peur. C’était un mensonge. On a tous peur, à la fin.
Le lendemain
Le snack est banal. Une enseigne clignotante, des banquettes rouges un peu usées, des odeurs de frites et de gras qui collent aux vêtements.
C’est parfait. C’est loin du monde. Loin de la guerre. Loin de ce qu’on était là-bas.
Léa arrive avec quelques minutes de retard. Elle est fatiguée. Les traits tirés, les yeux cernés. Elle porte un pull trop grand, des baskets sans lacets, et un regard qui évite le mien.
Elle s’assoit en silence. Pas de sourire. Pas besoin.
— Merci d’être venue.
Elle hoche la tête, les mains croisées sur la table.
Je commande deux cafés. On dit rien pendant une minute. Deux. Puis je plonge dans le vide.
— Je voulais te voir. Pour Loïc.
Elle ne dit rien. Elle fixe le sucre en poudre sur la table.
— Il pensait à vous. Jusqu’au bout.
Elle relève à peine les yeux.
— Tu l’as vu mourir ?
— Oui.
Silence. Je respire, lentement. Je sors la plaque militaire de ma poche. La sienne. Rayée. Froide. Un bout de métal chargé de tout ce qu’il était.
Je la pose doucement devant elle.
— Il voulait rentrer. Il parlait de vous. De sa fille. Il m’a demandé de te dire qu’il avait jamais cessé de t’aimer. Et que si un jour elle demandait qui il était… tu lui dises qu’il a pas fui. Qu’il s’est battu. Jusqu’à la fin.
Les larmes montent. Pas les miennes. Les siennes. Elle attrape la plaque entre ses doigts. La serre contre elle comme un bijou sacré. Comme un cœur de secours.
— Merci… souffle-t-elle. Merci d’avoir été avec lui. Merci de me le ramener. Comme ça.
Je baisse les yeux. Je mâche ma douleur.
— Il méritait mieux.
— Il avait ce qu’il voulait, murmure-t-elle. Des gens comme toi. Et une fille qui le saura.
Elle se lève. Avant de partir, elle me regarde une dernière fois.
— Et toi ? Tu vas où maintenant ?
Je souris. Un peu.
— Je vais là où je peux redevenir un homme.
Elle hoche la tête. Et elle s’en va. Avec la plaque. Et une mémoire un peu moins seule.
Retour – Chambre 312
J’ai mal au crâne. Trop de silence. Trop d’odeurs de plastique, de moquette, de clim'.
Je me lève. Je me regarde dans la glace de la salle de bain. Barbe de trois jours. Cernes violettes. Une cicatrice qui tire sous mon œil gauche.
Je suis vivant. Et je déteste ça.
Dans une semaine, je dois aller chez ma tante… Putain ! Je suis pas prêt. Pas encore.
1 commentaire
Eva Baldaras
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Il y a 6 jours