Fyctia

Emma - Plans & Tequila Shots

Le Bar Juniper, planqué entre une librairie queer et un disquaire à moitié clandestin, embaume le pin brûlé et la bière d’hiver. Je suis installée sur la banquette moelleuse, coincée entre Léa et Sophie, ma tequila glacée à la main. Je ris fort, les joues rouges, les yeux brillants.

Rien que pour ces soirées-là, je ne regrette pas d’avoir quitté Syracuse il y a deux ans.

New York est chaotique, cher, bruyant… mais j’y ai trouvé une bande de potes en or.

Il y a Joël, toujours un peu trop enthousiaste, adorablement geek, ouvertement gay, et pote avec Léa depuis des années. C’est par lui que j’ai intégré le groupe.

Avec le temps, Léa est devenue bien plus qu’une connaissance : une coloc, une confidente, une sœur de cœur.

Sophie et Eliott, eux, forment un couple sarcastique-cute, le genre à s’envoyer des piques pour mieux s’aimer ensuite. Ils me donnent envie d’y croire, même les jours où tout me saoule.

Et puis, il y a moi.

La célibataire joyeuse, libre, un peu rêveuse.

Celle qui ne parle jamais vraiment de son passé, mais qui rit toujours un peu trop fort le mercredi soir.

— Bon, j’vous préviens, annonce Joël en se redressant, j’ai une grande annonce.

— Si tu parles encore de ton nouveau code couleur pour ton site de gaming, je jette mon verre, grogne Sophie.

Joël agite la main.

— Non, non. Du lourd. Genre… Noël en édition deluxe.

Nos regards s’accrochent à lui.

— Mon oncle me prête son chalet à Stowe, dans le Vermont. Trois semaines. Du 20 décembre au 10 janvier. Cheminée, neige, jacuzzi, rien à faire sauf kiffer. On s’embarque tous là-bas. C’est validé ?

Silence. Puis, explosion.

— Tu rigoles ? s’écrie Léa.

— Genre, un vrai chalet ? Genre un film de Noël à la Hallmark ?

— Avec du chocolat chaud, des pulls moches et un sapin géant ? je rajoute, déjà transportée.

— Avec tout ça, plus raclette illimitée et pas de voisins. Et, petit détail… ajoute Joël en haussant les épaules, mon cousin sera là la première semaine. Il vient de Seattle, il a besoin de changer d’air.

Je lève mon verre, amusée :

— C’est pas un tueur en série, au moins ?

— Nope. Il s’appelle Benjamin, il est cool. Je crois pas que vous le connaissiez. Il a pas mal voyagé avec son père, vous savez, le genre de vie où tu fais trois lycées différents et t’as jamais le temps de te poser.

Et là…

Je garde le sourire, mais mon esprit s’emballe. C’est pas possible. Ce serait trop fou. Le prénom claque dans ma tête comme un claquement de doigt dans une pièce trop calme.

Un frisson me traverse. Je ne dis rien. Je ne bouge pas.

Un coup de tequila plus tard, je chasse ce frisson comme une connerie passagère.

Benjamin, c’est un prénom comme un autre.

Je plante mon regard dans mon verre, les pensées un peu floues.

Et là, la musique change.

— “Yo I’ll tell you what I want, what I really really want…”

Un cri aigu s’élève. Léa bondit de sa chaise.

— SPICE GIRLS ! PUTAIN C’EST MON MOMENT !

Sophie saute déjà à ses côtés, en train de chercher la choré par réflexe. Même Eliott esquisse un petit sourire malgré lui.

En moins de trois secondes, la moitié des filles du bar sont debout, à hurler les paroles comme si leur vie en dépendait.

Je me laisse emporter. Je me lève, je me balance, je crie les paroles avec mes potes, je ris à m’en casser la voix.

La gêne de tout à l’heure se noie dans les cris, les sourires, dans cette safe place que cette bande est devenue pour moi.

Quand la chanson se termine, on tombe toutes dans les bras les unes des autres, essoufflées et mortes de rire.

— Et sinon, j’peux signer où pour que ce chalet commence demain ? demande Sophie, les cheveux en vrac.

— J’ramène les playlists de Noël ! lance Léa.

— Et moi le vin chaud maison, ajoute Eliott.

— Vous me laissez juste prendre la chambre avec le lit king-size, je murmure, faussement innocente.

Tout le monde éclate de rire.

Puis Joël jette un œil à l’heure.

— OK les lutins, c’est pas tout ça, mais y’en a qui bossent demain. On remballe ?

On enfile nos manteaux dans un joyeux bordel. Les verres restent à moitié vides.

Et moi, je jette un dernier regard au bar, comme si je voulais en capturer l’instant.