Eunoïana Sous le Soleil d'Août Chapitre 11 Léria

Chapitre 11 Léria

Une pierre est tombée dans mon estomac. Ma gorge est une cage qui ne laisse plus rien passer. Je renforce tant bien que mal le rempart de mes yeux. Tant bien que mal...


Luisa, mon roc, mon phare sur cette île, ma mamie... Elle, a perdu tout contrôle. Je vois dans ses yeux le fossé creusé par la peur, des années de douleurs fragmentent son visage en pièce. Elle va se briser ? Si quelqu'un souffle trop fort, va-t-elle s'envoler ?


Surement voit-elle en moi son reflet. Nous restons statut de verre, miroir hanté l'une face à l'autre. Ce moment suspendu n'appartient qu'au néant qui s'engouffre en nous. Puis une main s'avance. Un corps qui craque s'abaisse. C'est Jospeh.


De sa présence, il ramène Luisa sur Terre. Elle reprend son souffle, relâche ses bras encore tétanisés. Tandis que son mari ramasse difficilement la casserole, il s'arrête à nouveau à sa hauteur tout en posant une main rassurante sur son épaule.


- Allons, allons... Et si nous allions nous installer pour discuter ? dit-il d'une voix également enrouée.

- Euh, oui... Oui... Je... Et si j'allais faire du thé ? Tu veux un thé ? me demande Luisa.


Je ne sais pas quoi répondre. Je veux m'assoir.


- Pas de thé ? Un peu de myrte alors ? Je n'ai rien de plus fort ahah... reprend Luisa tentant de dissimuler son trouble grandissant.

- Loulou. Viens t'assoir Amore, tu veux ?


Quand nous prenons place dans l'imposant salon, j'ai l'impression que la cheminée est la bouche d'un colosse prêt à me manger. Je n'ai pas le temps d'éterniser mes craintes que Luisa achève son cul-sec d'une traite. Le petit verre tinte sur la table et me ramène au présent.


- Hum, bon. Alysandru ne te dit rien, alors ? m'interroge-t-elle directement.

- Non, mais ça devrait, n'est-ce pas ?


La vielle femme éprouvée part dans un rire nerveux, usé.


- Plus ou moins ma belle, plus ou moins. Tu étais si jeune en même temps...

- Luisa, dis m'en plus, je t'en prie...

- Hum, bien... Alors, Joseph et moi avons eu trois enfants dans notre vie. Letizia, ta mère, puis Chris. Et enfin, Alysandru.


Quelque chose de noir se dessine à l'horizon. Que ma mère ne m'ait pas parlé d'Alysandru ne m'étonne pas outre mesure, elle n'avait jamais évoqué Christophe non plus. Mais alors pourquoi n'y a-t-il aucune trace de ce troisième enfant ici ?


- C'est... Donc ton oncle quelque part aussi, comme Chris, ahah.... reprend Luisa en déglutissant avec difficulté.

- Alysandru était vraiment notre petit dernier, ta mère et Chris étaient déjà de grands enfants quand il est né, énonce Joseph, monotone.

- C'était une vraie furie, il nous en faisait voir de toutes les couleurs si tu savais ! dit sa femme, une larme sur la joue.


Je me rapproche d'elle, saisis doucement sa main dans un contact intime que je n'avais jamais osé auparavant avec toute cette nouvelle famille. Une fois assez proche, je pointe le mot qui fâche. Le mot qui dit tout à lui seul. Celui qui dans le même sillage, laisse trop de flou et de vide en suspend. Celui qui brise des êtres, qui brise des vies.


- "Était" ? dis-je timidement.


Luisa absorbe tout l'air de la pièce, inspirant tellement fort que je crains de voir ses poumons explosés. Et la seconde suivante, elle relâche tout. C'est alors la mère meurtrie qui me parle, celle qui fut un temps, n'avait plus que sa rage et ses poings pour faire battre son cœur.


- Il est mort il y a de ça vingt ans... Mort subite qu'ils disaient, on n'a jamais vraiment su pourquoi. Il avait 25 ans. Et toi quelques mois seulement.

Tu sais, poursuit-elle, quand il est parti, ta mère aussi est partie. Elle a pris ses cartons, son bébé et son mari... Elle n'a rien laissé. C'est comme si j'avais perdu deux enfants... Mais... Je ne lui en veux pas. Pas pour ça. Ca nous a tous tellement affectés, j'imagine que fuir cet endroit était sa manière à elle de remonter la pente...


Un silence prend place. Je n'ai aucune réaction, comme souvent face à ce genre de situation qui me dépasse. Alors, à défaut de savoir quoi dire, je comble le vide de mes mots par des actes. Je me lève et prends place entre mes deux grands-parents. D'un geste délicat, j'entoure leurs épaules de mes bras, tel un oiseau qui déploie ses ailes pour les protéger. Nous restons ainsi un moment, sans compter le temps qui répare sans relâche les contusions d'une vie.


- Tu sais, finit par reprendre Luisa, quand je t'ai vue pour la première fois, je pense que je savais déjà qui tu étais. Mais je suis une mère, je ne peux qu'attendre obstinément le retour de mes enfants... C'est peut-être pour ça, que j'aurais voulu que ce soit elle qui revienne.

- Et à la place c'est moi que tu as accueilli ...

- Oui. Mais te voir ici m'apporte autant de bonheur. Quelque part les choses se remettent en place... Et qui sait, peut-être qu'un jour c'est Letizia qui poussera comme une fleur devant notre porte !

- J'aimerais beaucoup, je réponds alors.


Une fois poids sur ses épaules se faisant plus léger, Luisa se lève en direction de l'immense commode qui meuble la pièce. De là, elle sort d'une étagère poussiéreuse deux grands albums. Elle se saisit également d'un cadre au passage, ce qui sertit son visage d'un léger sourire.

Quand elle me tend ce dernier, je devine immédiatement qui sont les trois personnes immortalisées sur la pellicule. Je peux maintenant mettre un visage sur ce nom, Alysandru.


Il était déjà aussi grand que Chris, bien que plus jeune. Ses yeux étaient aussi de ce bleu particulier que porte toute la fratrie, mais ils étaient cadrés d'un noir aussi profond que sa chevelure de jet. Il était jeune, il semblait en pleine forme. Ils étaient heureux.


Retirant le voile gris qui recouvre les deux ouvrages, Luisa revient s'assoir auprès de nous. A côté de moi, Jospeh se met à me raconter l'anecdote qui se cache derrière chaque cliché. Il m'enrichit de détails sur leur vie à tous les cinq, des naissances, des baptêmes, aux anniversaires et mariages. Je l'écoute avec attention, dévore les images des yeux, m'imprègne de toutes les couleurs.


Ce portrait de vie qu'ils me dessinent est un trésor inestimable qui n'a de cesse de colmater mon cœur endolori. Bientôt, nous échangeons autant les larmes que les rires. La pièce se réchauffe sous notre étreinte tandis que défilent devant moi ces instants partagés qui désormais, ne vivent qu'au travers de ceux qui y étaient.


Au plus les photos défilent sous tous leurs formats, au plus j'en apprends sur les gouts, les caractères, les espoirs de chacun. Je retrouve un petit peu de moi dans tout ce que je vois.

Et ce n'est peut-être qu'un sillon qui se dessine là, mais petit à petit, je crois que je trouve ma place dans ce maigre espace de vide qui n'attendait qu'à être comblé.


Je cherchais l'une des pièces manquantes à mon puzzle... Aujourd'hui j'en ai trouvé des dizaines.


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12 commentaires

R.T. Manon

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Il y a 2 ans

Je me permets de venir en petit soutien :) Nous pouvons nous entraider au besoin. Je te souhaite une belle continuation en cette fin de concours ^^

Margo H

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Il y a 2 ans

C est beau,c est émouvant. Les instants passés avec les grands parents sont importants et nous apprend ce qu on ne peut soupçonner... Entre la grand mère et la petite fille ,ce passage est plein d émotion.

Caroline Guerini

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Il y a 2 ans

Tout à jour :-)

Ana_K_Anderson

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Il y a 2 ans

<3

Rose Foxx

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Il y a 2 ans

🦋🌱

Jill Cara

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Il y a 2 ans

Ah on retrouve la famille corse !! Hâte de lire la suite ! Cette famille est de plus en plus intéressante !

Sarah Portmann

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Il y a 2 ans

♥️
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