Fyctia

Rafael est devenu comme une belle brise en pleine canicule, rare. Alors j’en profite. Depuis qu’un étrange phénomène en quête d’identité a fait irruption ici, c’est comme si lui et moi ne vivions plus sous le même toit.

Presque une semaine déjà et je n’arrive toujours pas à comprendre dans quel sens les astres ont dû s’aligner pour en arriver là. Sous prétexte qu’elle ressemble à sa fille, Luisa accueille la première inconnue qui se pointe ? Pire encore, une empotée de première, grossière comme une charrette et Pinzutu jusqu’à la racine ? J’y connais rien en astrologie mais à ce stade je pense qu’on a fait péter une planète en rétrograde.

Alors quand j’ai vu Raf se diriger vers la chambre de la squatteuse, je l’ai kidnappé sans gêne, prétextant de l’aide.

Nous sommes installés dans les jardins à proximité de l’étable, assez près des chèvres pour m’assurer que l’énergumène, cauchemar de mes nuits, ne s’aventure pas par ici. L’odeur des bêtes suffit à faire fuir la plupart des filles dans son genre. Je sens un petit sourire sadique étirer mes lèvres.

- Tu veux que je t’aide à quoi exactement ? M’interroge Raf. Non pas qu’on ait passé l’âge de construire des cabanes en bois, mais quand même…

Je lui lance un regard «dont j’ai la spécialité» selon lui alors que je m’étale de tout mon soûl sur l’herbe encore fraîche, protégée par l’ombre de la bâtisse. Les bruits de cloches et les bêlements nous parviennent distinctement sans pour autant nous parasiter. C’est paisible mais plein de vie. J’aime être ici.

- Que tu m’aides à profiter d’un peu de calme, je lui rétorque en laissant mes mains trier les trèfles sauvages.

- Parce qu'on n’avait pas assez de calme là-bas à ton gout ? Oh non, je sais ! Tu vas m’avouer que tu as secrètement développé des sentiments pour moi ? Tu veux m’épouser ?

Je lève les yeux au ciel face à ses bêtises qu'il débite toujours à grande vitesse. Là où Rafael est un moulin à paroles, je suis la source tranquille, et c’est peut-être pour ça que lui et moi on s’entend aussi bien.

- Et non pas encore Fratellu. Mais je tâcherai de me souvenir de t’acheter une bague à l’occasion.

- Merci, ça m'émeut.

Un silence passe durant lequel je m’attèle à contempler les nuages qui adoucissent le ciel. Je me redresse, tentant de relâcher la pression sur mes muscles endoloris. On croit toujours s’y faire au travail de la terre, et pourtant chaque matin celle-ci nous rappelle que non, la tâche n’est jamais moins dure, elle est juste plus supportable.

- Plus sérieusement, ça faisait une éternité que j’avais pas eu le droit à une pause chèvre, c’est en quel honneur ? Reprend Raf.

- Je te l’ai dit, c’est simplement pour profiter d’un peu de paix…

- Est-ce que ce besoin soudain de paix est en rapport avec ta nouvelle voisine de chambre, qui plus est ma cousine et donc par extension quelque part la tienne, que tu refuses catégoriquement de considérer comme un être humain ? Déblatère Raf d’une traite.

Je cache difficilement une grimace, Raf l’intercepte et il ne lui en faut pas plus pour enchainer.

- AH ! JE LE SAVAIS ! Tu sais, la vie voudrait que tu apprennes un peu à la connaître avant de considérer que tu ne l’aimes pas...

- Rectification, ce n’est pas que je ne l’aime pas, disons plutôt que je préfère ne pas la considérer. Et, deusio, même si tu es comme mon frère, elle, ne sera jamais ma famille.

- Ouh, c’est cru.

Je n’ai jamais été bon diplomate, encore moins beau parleur. Il faut dire que le social ce n’est pas mon fort. Je crois que ça se voit assez vite.

- Elle est tellement... étrange. J'arrive pas à la cerner, elle m'inspire pas.

- Tu sais, elle a simplement grandi dans un autre univers que le nôtre. Les étudiants que je croise à Corte semblent encore plus sordides parfois...

Je ne réponds pas. Je n'aime pas qu'elle soit là. Elle dérange tout dans notre foyer. Le travail est plus anarchique avec elle, je n'ai jamais vu Luisa parler aussi fort, c'est comme si nos habitudes étaient remises à 0 alors qu'on a ce quotidien depuis des années. Même la cuisine a une autre saveur depuis qu'elle est arrivée.

Elle représente des choses que je ne connais pas, que je ne sais pas gérer. Je ne peux rien prévoir quand elle entre dans la donne. C'est comme si le bulletin météo se trompait tous les jours. Je n'ai plus que des prévisions hasardeuses et c'est étrange. Il n'y a plus de ligne directrice, de repère.

- C'est nouveau, c'est ça qui te crispe, pas vrai ?

- Peut-être...

- Essayer de s'ouvrir au monde peut s'avérer enrichissant parfois. Comment te construire si tu restes entre les mêmes murs ? Une fleur a besoin de soleil, et toi, t'as carrément besoin de changer de terreau.

Je souris faiblement à son allusion. Mon terreau me va très bien merci, j'ai eau et soleil à profusion, pas besoin de changer.

- En parlant de ça...poursuit-il, samedi soir on descend en ville. C'est l'heure de la fameuse soirée plage de l'année : la Fistacciola !

Je déglutis, pense à la corvée qui m'attend et plus que tout, à comment l'éviter.

- Et je te vois déjà venir espèce de cabochard, hors-de-question que tu me fausses compagnie.

- J'ai horreur de ces soirées et tu le sais.

- Si je ne te traîne pas tu ne côtoierais personne hors du cercle familial monsieur l'hermite ! Tu ne me crois pas mais je fais ça pour ton bien ! Et puis Ô grand malheeeeeur, qui sera là pour veiller sur moi quand l'alcool aura pris possession de mon corps ?! S'exclame-t-il.

- Demande à Léria, elle se fera un plaisir de t'aider dans ta beuverie de l'année.

- C'est vrai que je ne lui ai pas encore proposé ! Quelle honte, faut que je lui envoie un message !

- Un message ?

- Oui, tu sais ce truc que tu tapes sur ton téléphone..

- Pourquoi tu as son numéro ? je m'étonne.

- Wow mec, dit-il en écrivant son SMS, t'es vraiment plus sortable, j'ai trop tardé. Tu sais demander le numéro de quelque est devenu un acte courant dans notre civilisation pour communiquer à distance, en effet...

- C'est bon c'est bon je vois, merci, dis-je en l'interrompant.

Pendant un moment, je me reconcentre sur le bruissement des feuilles, les cigales si harmonieuses, les cloches... Un soupir résolu franchit mes lèvres. Dans tous les cas, je ne laisserai pas Raf seul à cette soirée. Et même si ça ne me plait pas d'y aller, la priorité va à sa sécurité.

- Tu me redonneras l'heure... je me contente d'énoncer.

Nous restons encore quelques minutes à rattraper le temps disparu sous l'ombre du feuillage. Ce genre de moment simple de la vie m'avait manqué. Quand il se relève pour partir après quelques bourrades de ma part, mon frère, pourtant si différent de mon sang, me questionne :

- Léria est venue pour remettre les compteurs à zéro dans sa vie, pourquoi t'en profiterais pas pour en faire de même ? Je suis sûre que tu as tout autant à apprendre d'elle que l'inverse.

Cette idée m'a fait l'effet d'un acouphène. Intense et entêtant, dont on a du mal à se défaire pour trouver le sommeil.