Fyctia
Épilogue 2
Angad souriait tranquillement. En contemplation, il caressait maintenant les joues de son amie de ses phalanges repliées.
Il portait toujours ses lunettes à la monture rectangulaire absolument démodée. Ses yeux avaient l’air simplement bruns, mais elle, elle savait que lorsqu’ils étaient en plein soleil et qu’on les regardait de très près, on pouvait y voir des éclats vifs et précieux d’un vert doré.
La lumière du feu accentuait l’ombre de sa cicatrice, celle qui prenait naissance dans sa barbe et lui dessinait sur la joue une virgule qui venait offrir à son sourire une ponctuation supplémentaire. Le colis avec la bombe était posé sur une table basse en verre au moment d’exploser, et lui en avait projeté au visage un éclat de la taille et de l’épaisseur d’une biscotte.
Au Svalbard, une chose qui l’avait frappé chez Angad, c’était son énergie. Elle ne savait pas si ça tenait à son caractère pétillant et optimiste, ou à son mode de vie à la fois sain et saint, mais il semblait toujours en forme, toujours prêt à partir pour de longues marches, à abattre des quantités phénoménales de boulot. Il se plaignait tout le temps d’avoir froid, mais jamais d’être fatigué.
La guerre avait étouffé ce feu comme sous un éteignoir. Lorsqu’elle l’avait retrouvé, après, il n’avait pas seulement le visage vieilli de quinze ans, il avait l’air fatigué, avant tout. Au début, c’était parce qu’il dormait très mal, et que la douleur de ses anciennes blessures mal guéries l’épuisait. Mais malgré l’amélioration de sa santé physique et mentale, il avait conservé cet air usé. C’était devenu un trait de sa figure, comme son nez, ses sourcils épais et expressifs, et sa splendide barbe qui semblait ne jamais vouloir cesser de pousser.
Pourtant, elle n’avait jamais cessé de le trouver beau. Ce qu’il avait traversé l’avait marqué comme les traces d’usure sur le bois d’une table familière. Ce petit quelque chose chez lui d’abimé ne parvenait pas à le déprécier, au contraire, ça semblait lui donner une aura supplémentaire de charisme grave, de charme un peu douloureux, d’une sérénité résignée, et ses sourires avait la couleur d’or terni d’une fin de journée automnale de chez elle.
Beaucoup de choses avaient changé, entre le départ d’Angad du Svalbard, et l’arrivée de Kawisenhawe au Pendjab, pour tenir avec des années de retard leur double promesse, elle de le revoir, lui de lui montrer enfin le pays dont il lui avait tant parlé — et elle l’avait trouvé comme elle avait trouvé son ami, ravagé par la guerre, mais encore magnifique. Une chose était restée constante chez Angad : il l’aimait toujours avec une invincible certitude.
Alors, il le lui avait dit, dans une des seules langues qu’elle comprenait.
« Je vais te faire voir un animal que tu n’as jamais vu. »
Il l’avait guidée, dans les vallées de l’Himalaya, là où la terre se soulève pour toucher le ciel, et il lui avait offert le plus beau cadeau imaginable : être une de rares humaines de son époque à observer des panthères des neiges, et à les suivre durant des jours. Son programme de protection, Angad l’avait ensuite basé sur le travail de pistage, de comptage et de cartographie qu’ils avaient effectué ensemble cet été-là.
Elle n’avait jamais été amoureuse avant lui, et, si elle prenait le temps d’y penser, elle devait admettre qu’elle ne l’avait pas non plus été depuis. Malgré toutes les relations qu’elle avait connu ensuite, qu’elle soient purement sensuelles, ou — rarement — plus sentimentales, et même si elle n’avait cessé de gâcher un peu plus à chacune de leurs retrouvailles ce qu’elle avait avec Angad, personne d’autre ne lui avait inspiré les émotions qu’il lui inspirait.
Il avait agrandi sa vie.
« Un tigre et deux renards, murmura-t-elle rêveusement. Pas mal pour une seule journée de sorcière.
- Quoi ?
- Ce que j’ai invoqué. J’ai pensé à toi, aujourd’hui. »
Il haussa un sourcil faussement amusé, véritablement ému.
« Vraiment ?
- Oui, en voyant l’aurore boréale.
- Ah. Moi aussi ça m’a fait quelque chose, de la voir. Elle était magnifique, pas vrai ?
- Vrai.
- La dernière fois que j’en avais vu une, c’était avec toi au Svalbard, se souvint-il.
- Je sais. »
Juste avant la seule fois où tu es parti, pensa-t-elle. Parce que toutes les fois suivante, c’était elle qui l’avait laissé.
« Mais aujourd'hui, reprit-elle, c’est moi qui ai pleuré. Parce que j’ai pensé… que c’était la dernière chose que j’allais voir avant… de mourir. Et que j’aurais voulu que tu soies là.
- Je l’ai vue aussi. En même temps que toi. C’est comme si on l’avait vu ensemble, non ? »
Elle secoua la tête. Non, ce n’était pas pareil.
Angad passa son index le long de son front, puis de son nez.
« La prochaine, on la verra ensemble, si tu veux. »
Avant qu’elle puisse répondre, un sifflement derrière eux les fit sursauter tous les deux.
« Pardon, bondit-il de sa chaise. La bouilloire. »
Du thé. Évidemment qu’il était en train de préparer du thé. Elle réalisa qu’il avait déjà sorti sa théière, et deux tasses. Il était dans cette maison depuis combien de temps, déjà ? Deux heures ? Elle réalisa seulement à ce moment qu’elle mourrait d’envie de boire quelque chose de chaud. De boire tout court, en fait.
Sang et thé. Classique Angad.
Stupéfaite, Oak sentit soudain quelque chose de vivant bouger sur elle, et bondir du canapé. Elle était tellement dans les brumes qu’elle n’avait même pas réalisé que son chien était roulé en boule contre ses jambes. Le mouvement avait réveillé Èrhar, qui vint mettre des coups de tête extatiquement crétins contre les genoux d’Angad qui était en train de remettre du bois dans le fourneau, jusqu’à ce qu’il lui accorde des caresses.
« C’est quoi son nom ?
- Èrhar.
- Ça veut dire… ?
- Chien.
- Habile, admit-il en posant le service à thé près d’eux et en se rasseyant.
- Mnémotechnique. »
10 commentaires
Gottesmann Pascal
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Il y a 2 ans
Eponyme
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Il y a 2 ans