Eponyme Solastalgia Celle qui tient la glace 26

Celle qui tient la glace 26

L’obscurité était tombée durablement sur l’archipel du Svalbard, les derniers membres de l’équipe étaient retournés chez eux. Angad et Kawisenhawe entraient dans leur longue nuit, et dans la sérénité de la passer ensemble, enfin coupés des tensions, des ragots et des non-dits du groupe.

Le travail de terrain d’Angad n’était pas pressé de démarrer, et Oak avait terminé sa saison de régulation. Elle en profitait pour se reposer, et dormir beaucoup.

Il ne savait pas si c’était parce qu’elle ne s’était pas encore tout à fait remise du choc de… quoi qu’il se soit passé avec Sven, ou bien si désormais elle s’autorisait davantage de vulnérabilité avec lui, depuis ce jour. Ils n’en avaient pas reparlé. Elle ne voulait pas.


Ce soir-là, ils étaient tous deux au salon, lui travaillait, elle lisait. Il entendit un petit bruit. Son livre était tombé sur le sol, et elle était allongée en travers du canapé.


« Tu t’endors, lui dit-il gentiment, tu ferais mieux d’aller te coucher, non ?

- Je préfère rester là. »


Il alla lui chercher son oreiller et sa couverture étrange super lourde.


« Merci, souffla-t-elle alors qu’il la tassait dessous.

- Je vais baisser la lumière et pas faire trop de bruit.

- Non, fais tes trucs normalement. J’aime bien, ça, entendre que t’es là. Ta présence me déborde jamais. »


Il avait cette habitude, en signe d’affection, de se pencher sur elle pour venir appuyer sa tête contre son épaule, et elle faisait ce truc en réponse, de lui tapoter machinalement la figure toute entière avec sa main ouverte.

Ce qu’ils exécutèrent une fois de plus.


« Réveille-moi quand tu pars, réclama-t-elle dans un souffle.

- Bien sûr. T’inquiète. »


Plus tard, lorsqu’il éteignit l’ordinateur, elle était si bien endormie qu’il eut du mal à la réveiller.


« Je vais me coucher, Ówise, tu préfères pas aller dormir dans ton lit ? »


Elle se contracta, comme un animal dérangé. Le regarda. Hésita.


« Je peux dormir avec toi ? Mais juste dormir, rien d’autre.

- Bien sûr. »


Il se dit que c’était peut-être comme dans le salon. Qu’elle voulait être à côté de lui. Mais elle se fraya un chemin à travers le lit jusqu’entre ses bras, taiseuse, véhémente. Il les referma autour d’elle, fébrile, tranquille. C’était environ ce dont il avait le plus envie au monde. Le poids de ses cheveux sur son épaule. Le mouvement de sa respiration. Son odeur presque contre son visage.

Son embarras initial se dilua rapidement dans un mélange ineffable de plénitude et de nervosité.


« C’est juste pour dormir, souffla-t-elle.

- Je sais. Tu l’as dit. »


Ils se détendirent tous les deux, progressivement. Jusqu’à ce qu’être enveloppés l’un autour de l’autre leur parle comme une sensation naturelle. Aboutie.


« J’ai l’impression de profiter de toi, confessa-t-elle alors dans un murmure.

- Profiter ?

- Tu fais exactement ce que je veux, et je rends rien en contrepartie.

- Tu parles des câlins ?

- Ouais.

- T’as pas à rendre quoi que ce soit. C’est pas du marchandage. Je le fais parce que j’ai envie de le faire.

- Je suis pas câline, moi. Pas comme ça, pas platoniquement comme toi. Quand quelqu’un est comme ça avec moi, je connais qu’une seule façon de lui rendre. Mais je suis pas prête à ça, pas en ce moment. »


C’était la troisième fois qu’elle parlait de sexe implicitement, et Angad ne comprenait pas ce que ça venait faire là. Est-ce qu’il lui avait involontairement donné l’impression qu’il attendait ça d’elle ? Que c’était la contrepartie qu’il espérait ?


« Pourquoi tu te sens forcée de te justifier là dessus ?

- Parce que tu me plais. »


Il rata sa respiration. Probablement parce que la Terre venait de se décrocher brutalement de son axe de rotation.

La seconde suivante, elles reprirent leur cours. Dans un monde totalement différent. Un où il plaisait à la fille qu’il aimait en secret.


« Angad ? J’ai dit un truc qu’il fallait pas ?

- Toi aussi.

- Hein ?

- Toi aussi, tu me plais. 

- Vraiment ?

- Oh oui. Fabuleusement. »


Rien que le prononcer était une mer de tendresse. Il était sous la surface, flottant en apesanteur.


« Pourquoi tu me l’as jamais dit ?

- Jamais j’aurais osé le dire le premier. 

- T’es bête.

- Je sais.

- Pardon, c’est pas ce que je voulais dire. Je voulais pas dire que tu es bête, en vrai.

- Je sais.

- J’ai tout le temps peur de te faire de la peine. Je veux pas te faire de la peine.

- Tu m’as jamais fait de peine, Ówise.

- J’ai l’impression de faire n’importe quoi avec toi. Que je t’utilise pour me consoler, que je pense à toi seulement quand j’ai quelque chose à te demander. Et que je redonne rien. Mais la vérité c’est… tu me plais vraiment. C’est juste que je sais pas quoi en faire pour le moment.

- Ce qu’on fait maintenant, c’est déjà parfait, non ? Pour cette nuit ? »


Elle fit oui de la tête.


« C’était ça que tu voulais ? Dormir comme ça ? »


Oui.


« Alors c’est de ça que j’ai envie aussi. Si t’es bien, je suis bien. »


Rassurée, confiante, elle plongea dans son cou. Pas comme un baiser. Comme une vaste respiration.


« Tu sens bon, échappa-t-elle. Tu sens tout le temps bon. Je voudrais manger que des trucs qui goûtent ton odeur. »


Il avait déjà envie de lui répondre je t’aime. Il en était déjà sûr. Mais il pressentait que ça lui mettrait trop de pression.

Elle n’appréciait que l’intensité des sensations de pesanteur qu’elle choisissait. Il ne voulait pas lui imposer le poids de ses émotions, comme une couverture lestée qu’elle n’avait pas demandée.

À la place, il lui dit :


« Tu es la personne la plus fantastique et précieuse que je connaisse. »


Ils passèrent ainsi plusieurs jours, à travailler et à se blottir ensemble, dans cette attente patiente et prudente, de ce monde à part entière avant le monde. Celui du temps qui précède. Celui que l’amour courtois médiéval appelait délectation, prendre plaisir à un désir qui n’est pas encore réalisé.


Quand le vent se lève et que la température s’effondre, juste avant la pluie.

Quand le ciel s’éclaire, change de couleur, se réveille lentement, juste avant le lever du soleil.

Quand un bouton se tort sur sa tige, se tourne et cherche la lumière, juste avant que la fleur n’éclose.

Quand les feuilles infusent dans la théière, instillant leur teinte parfumée dans l’eau devenant thé, juste avant de le respirer et de le boire.


Ce qu’ils s’apprêtaient à faire, ils pourraient le refaire autant qu’ils voudraient, commencer, et ne plus arrêter, le multiplier, l’affiner, le recréer, le transformer. Mais ce moment juste avant, l’anticipation du désir, son attente, ils ne l’auraient qu’une seule fois.


Quand le moment arriva pour leurs corps de rattraper l’avance qu’avaient pris leurs émotions, malgré toutes leurs précautions, Ówise semblait encore sur ses gardes.


« C’est pas un trophée. Et c’est pas une récompense. Ni un dû. Je veux que ce soit bien clair. C’est parce que j’ai envie, tu remportes rien du tout. 

- Je sais. »


Il allait passer les vingt années suivantes à ne cesser de lui prouver, à chaque retrouvailles.

Et à échouer, toutes les fois.

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39

39 commentaires

Mira Perry

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Il y a 2 ans

Ce chapitre est un poème à lui tout seul. Une ode à l'amour avec passion et retenue. Tout est dans l'émotion. Bravo bravo bravo. Je les épouse tous les deux ☺️

Eponyme

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Il y a 2 ans

Ahaha, merciiii !

Lucie_lolita_auteure

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Il y a 2 ans

Je suis à jour 😉

Mylee R.

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Il y a 2 ans

Maintenant à jour! 🤗

Eponyme

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Il y a 2 ans

Avec un badge scout en plus T___T quel immense fair play ! Tu n'étais pas obligée <3 j'aimerais vraiment que tu reprennes la 10ème place.

Mylee R.

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Il y a 2 ans

Ah mais non ça me fait plaisir! ♥️ J’ai dû arrêter de publier il y a un mois alors le mérite revient à celles qui poursuivent! ☺️

Gottesmann Pascal

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Il y a 2 ans

Magnifique chapitre tellement plein de tendresse avec de la douceur à en revendre et juste ce qu'il faut de sensualité. Je...je suis jaloux. J'aimerai écrire une scène intime aussi belle que celle là. Bravo. Après autant de tension, Angad et Oak se permettent enfin d'être sentimentaux et c'est tellement bon.

Eponyme

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Il y a 2 ans

Merci beaucoup ! J'écris toujours mieux la tendresse que la passion. Tu peux pas savoir comme j'étais impatiente de publier ce chapitre, j'avais peur de ne pas réussir à y parvenir dans le temps du concours. C'était un risque de publier un récit qui s'achève par le début, c'est à dire leur rencontre, et surtout la naissance de leur relation amoureuse tout à la fin, en dernier chapitre... mais ça me permet de boucler la boucle : leur premier baiser (même s'ils ne s'embrassent pas concrètement c'est l'ambiance), et puis leur dernier :)

meline g

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Il y a 2 ans

a jour !!! j'avais loupé pas mal de chapitre la 😅

Eponyme

-

Il y a 2 ans

Et moi pas encore liké ton dernier, voilà qui est chose faite. Bonne nuit ;)
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