Fyctia
Celle qui tient la glace 23
Les tirs avaient cessé contre l’arbre, sans doute parce qu’ils rechargeaient. Ils criaient à Angad des trucs en russe qu’il se foutait bien de comprendre. Il n’avait aucune envie de négocier avec ces types. Sortir son amie de là était son unique objectif.
En la voyant allongée au sol, il avait craint le pire. Mais avait compris ensuite, à l’attitude des autres, qu’elle était encore vivante. On n’engueule pas un cadavre en lui mettant des coups de pied.
Angad décida qu’il n’avait pas de temps à perdre dans une fusillade qui pouvait s’éterniser s’ils avaient assez de munitions en réserve. Elle était peut-être gravement blessée.
Le plus rapide, c’était d’aller au contact.
Il ouvrit sa fermeture éclair et, d’un mouvement d’épaules, sortit de son épaisse parka, puis remit son fusil dans son dos.
Il allait devoir bouger.
Il décrocha un objet de son arsenal de sa ceinture, qu’il dégoupilla.
Le fumigène décrivit une longue courbe, dans un sillage de fumerolle.
Angad, lui, sprintait déjà.
Retombant au milieu des hommes, la bombe cracha une nuée épaisse, compacte, obscure. Surpris, pensant sans doute à un gaz toxique, ils eurent un moment de panique. Ils ne s’attendaient certainement pas à un fumigène de police anti-émeute durant une partie de chasse. Ni à ce que leur ennemi soit capable de l’envoyer aussi loin. La fumée était de couleur sombre, constata Angad, probablement rouge ou violette. La bombe provenait de vieux stocks, mais n’avait pas perdu en efficacité.
Le mélange de nitrate de potassium et de chlorure de titane sous pression noya un large périmètre de la zone à toute vitesse, aveuglant les hommes dans un nuage opaque et mouvant. Plus un souffle n’agitait l’air pour le dissiper. Après s’être déchaîné, transformant le ciel en une vaste essoreuse à salade de neige et de vent tournoyants, le blizzard était totalement tombé. Le point d’évaporation du cocktail chimique était assez haut pour que le brouillard dure jusqu’à une minute.
Ce serait plus que ce dont Angad n’avait besoin.
Le type aux doigts blessés, désorienté, avait bataillé de la main gauche pour atteindre le revolver dans son holster positionné du mauvais côté. Il entendait ses camarades appeler, désorganisés. Chassant en vain la brume à grands mouvements de bras devant lui, il tentait de sortir du nuage, mais ce dernier semblait ne plus finir.
La fumée s’enroulait sur elle-même, moutonnante. Une volute enfla et creva, s’écartant devant un poing qui lui percuta le visage de plein fouet. Un coup de merlin éclateur n’aurait pas causé davantage de dégâts. Le nez brisé net alla envoyer des esquilles d’os à travers la boite crânienne, provoquant une hémorragie cérébrale et un coma instantanés.
Un sur trois, décompta Angad.
Il y avait quelque chose que très peu de personnes savaient à propos de son bras droit, parce qu’il n’en parlait jamais. C’était effectivement une prothèse. Mais c’était surtout une arme.
Ce n’était pas dans un hôpital qu’il l’avait obtenu, mais dans le cadre d’un programme militaire. Le projet Hécatonchires, trop coûteux, n’avait jamais débouché sur une production en série. Angad utilisait l’un des trois seuls prototypes en circulation, et il ne savait pas où ni avec qui se trouvaient Cottos et Gygès, les variantes de son modèle. Pour apprendre à utiliser Égéon, il n’avait pas dû uniquement adapter son activité cérébrale pour améliorer la motricité, mais aussi s’entrainer comme un crétin de bodybuilder, parce qu’il fallait une force physique absurde pour utiliser une machine dont la puissance dépassait de loin la performance humaine.
Réfléchir à faire bouger son nouveau bras l’avait forcé à repenser la façon de bouger tout le reste de son corps. Égéon faisait le double du poids de son jumeau organique. Lors de la rééducation, il avait dû muscler son dos d’une façon intensive pour contrer le déséquilibre et se remettre à bouger efficacement, et avait développé le genre de trapèzes auxquels un gymnaste de cirque aurait pu se suspendre.
À la base déjà, la nature l’avait taillé grand, dense et fort. Durant ses années d’étudiant, les filles et quelques garçons se retournaient rêveurs sur ses larges épaules. Il faisait figure de costaud pacifique, et n’avait jamais été brutal, ni frimeur. Il était simplement ce jeune gaillard débonnaire qui en imposait autant par sa carrure que par son sourire, qu’on appelait pour tous les déménagements, à qui on pouvait demander de porter n’importe quoi et n’importe qui, et que même ses neveux les plus turbulents avaient du mal à fatiguer.
Avant la guerre, il ne s’était pas battu une seule fois dans sa vie.
Et puis il avait découvert qu’il pouvait mettre un adulte au sol d’un coup de poing.
Mais paradoxalement, depuis qu’il l’avait, il évitait de frapper directement avec sa main mécanique — la peau synthétique était délicate et il ne voulait pas risquer de l’abîmer. Cette fois, pourtant, il n’avait pas hésité. Vu son enjeu, ce n’était pas un combat pour lequel il comptait s’économiser.
La fumée était encore en train de s’épaissir, l’obscurité à la fois du nuage et de la nuit prenait tout son champ de vision. Le silence était retombé. Angad devinait que ses adversaires le cherchaient dans le noir, tout comme lui. Immobile, il tendit l’oreille, de longues secondes. Et perçut de légers bruits étouffés de pas dans la neige, dans le néant devant lui.
Une balle de fusil de chasse lui percuta alors le dos.
Le choc de l’impact, trop proche pour que la veste pare-balle n’absorbe l’énergie cinétique de façon optimale, lui coupa le souffle et se répercuta durement à travers son torse, mais ne le fit pas ployer. Angad volta, déplaçant la nuée dans son mouvement, et aperçut la silhouette de l’adversaire émergeant du brouillard sombre. Ils étaient désormais assez proches pour se voir, alors que la fumée commençait à se dissiper, et que les lumières de l’aurore boréale perçaient l’ombre vaporeuse.
L’homme réarma son fusil de chasse, et lui tira en plein visage. Sans hésiter, Angad leva les bras devant sa figure, le droit en avant. Il y eut un bruit-étincelle de métal contre le métal, et le projectile fusa, dévié à toute vitesse à travers la manche. La première couche composite alvéolée du revêtement de sa prothèse était capable de résister aux calibres des mitrailleuses lourdes et des fusils de précision.
Il sentit la stupeur saisir l’autre homme. C’était à ce stade où ses opposants commençaient à perdre pied, et à envisager que toutes les parties de son corps soient pareillement blindées, ce qui généralement leur faisait gaspiller une ou deux secondes avant le tir suivant.
Mais à sa surprise, son adversaire réagit différemment. Il éjecta un énorme juron russe en même temps que son arme à feu, tira un très long poignard d’un fourreau à sa hanche, et lui fonça dessus, furieux et déterminé. Le type était un colosse, plus grand que lui, et visiblement plus lourd.
Sans doute, pensa Angad, s’estimait-il meilleur au corps à corps.
Mauvaise estimation.
11 commentaires
Mira Perry
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Il y a 2 ans
Eponyme
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Il y a 2 ans
Gottesmann Pascal
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Il y a 2 ans
Eponyme
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Il y a 2 ans