Fyctia
Celle qui tient la glace 22
Il n’aurait pas dû viser la tête.
Adossé à l’arbre qui lui servait de couvert, Angad entendait l’écorce se faire hacher de l’autre côté du tronc sous les impacts de balles. En contrebas, sur la mer gelée, ses adversaires tiraient sans se concerter. Évidemment, son effet de surprise avait duré environ deux secondes, le temps que les quatre tueurs restants se tournent dans la direction du coup de feu, et le voient flamber de chaleur comme une torche infrarouge.
Il n’aurait pas dû viser la tête de ce type. C’était ce qu’il se répétait.
La sienne tournait un peu.
Il avait vu Kawisenhawe par terre, les cinq autres debout, et l’un d’eux lui mettre des coups de pied dans la tête. Avant même d’avoir compris ce qu’il faisait, son fusil était déjà pointé.
Et maintenant, il frémissait, contre l’arbre, de fureur, de vertige, d’adrénaline, de stupeur.
Il venait de tuer un homme pour la première fois depuis des années. Depuis la fin de la guerre.
C’était pourtant ce qu’on attendait de lui.
Afanasyev avait été clair : le premier objectif de la mission, c’était de garder Oak en vie. Ça passait avant tout le reste — même les tigres.
Mais ensuite, le Russe lui avait exposé le but secondaire : les autres devaient mourir sur place.
« Ces types ne sont jamais venus ici, avait-il asséné, et ils ne doivent jamais en repartir. Leur mort est la solution la plus simple pour tout le monde. Ça n’a plus rien à voir avec du braconnage. S’ils témoignent et qu’on remonte la file des commanditaires, on n’arrivera jamais jusqu’à Walt, par contre, les échelons intermédiaires vont générer des énormes scandales d’état, et je n’ai pas les ressources politiques pour gérer ça. Alors, vous ne les prenez pas vivants. »
Les six que son amie avait tués, Angad avait pris leurs visages en photo, rendant compte à Afanasyev de sa progression. Il avait eu rapidement confirmation en retour qu’il s’agissait de membres des forces spéciales de l’armée. Une corruption à un niveau impressionnant, qui allait sans aucun doute faire rappliquer des journalistes si l’affaire s’ébruitait. Il comprenait pourquoi Afanasyev ne voulait pas risquer de glisser dans un bourbier pareil.
Sauf que ménager la politique russe, Angad n’en avait rien à foutre. Il n’était pas un mercenaire.
On ne lui faisait pas tuer sur commande.
Pas comme Ówise.
Pourtant il venait de le faire.
Pour Ówise.
Il le savait, depuis le début, qu’elle chassait les braconniers.
Elle ne lui avait pas avoué, mais il l’avait compris. En retour, il ne lui avait pas dit qu’il savait.
Leur dernier appel en visio remontait trois ans plus tôt, lorsqu’elle lui avait donné sa nouvelle adresse — pour le courrier — et lui avait annoncé sa mission. Angad avait été stupéfait et exalté comme un gosse, d’abord d’apprendre qu’il existait encore des tigres, et ensuite, de découvrir l’endroit où elle allait travailler — tous les biologistes connaissaient Zimov et son parc mythique. Il lui avait envoyé toute la documentation qu’il avait pu trouver à propos des mammouths bidouillés en labo. Elle lui avait demandé conseil pour le boulot — la spécialité d’Angad depuis son retour à la vie civile était la protection sur le terrain.
Il l’avait bien compris, de quelle façon elle allait véritablement empêcher le braconnage.
Il n’avait rien dit.
Il ne l’avait pas vue aussi souriante depuis longtemps.
C’était à ça qu’Angad repensait encore, dans cet espace de quelques secondes où il était bloqué dans ses souvenir et derrière son tronc d’arbre, attendant que les quatre autres abrutis gaspillent leurs munitions.
Kawisenhawe était heureuse, ici, dans cette contrée où les humains n’avaient pas leur place.
Espèce en voie d’apparition, elle était chez elle.
Les tigres lui allaient bien, avec leur force, leur sauvagerie, leur majesté.
Angad, lui, depuis la guerre, se retrouvait davantage d’affinité avec la timide, secrète et élusive panthère des neiges.
Le destin les avait fait se croiser, dans ces montagnes himalayennes où on l’avait longtemps crue éteinte et où lui venait pour la première fois. Leur rendez-vous avait presque été une expérience mystique. Le conflit terminé, c’était là qu’il était revenu renouer avec une forme de sérénité, à l’endroit-même où le feu du combat l’avait brûlé. À nouveau biologiste, il s’était mis en quête de la panthère, l’avait retrouvée, observée, adorée, étudiée, et avait donné à son pays multiculturel et multicultuel une icône laïque commune à préserver. Le succès du programme de protection qu’il avait créé avait fait sa renommée scientifique, mais pas uniquement.
La panthère des neiges, ce délicat fantôme de jaspe gris, connu pour être le plus doux et inoffensif des grands carnivores, avait généreusement et sans le savoir contribué à l’effort de paix d’Angad envers lui-même, et à l’amélioration de sa santé mentale, elle aussi farouche, craintive, et nécessitant des trésors de patience pour être sauvegardée.
La mort avait été son métier, il avait cru prendre sa retraite. Jusqu’à ce qu’un seul appel téléphonique, sept heures d’avion, et quelques kilomètres à skis dans la neige, ne le ramènent à cet endroit où il s’était promis de ne jamais revenir.
Des années en thérapie à ramer pour tenter de gagner la haute mer, et voilà que les déferlantes le rejetaient une fois de plus sur ce rivage acéré, bouillonnant dans l’écume de sa propre violence.
Mais le pire c’était qu’il ne regrettait rien.
Un naufrage pour un sauvetage, le prix était juste et inévitable.
Parce que c’était elle.
Son amour pour Kawisenhawe était l’unique chose qui n’avait pas été abîmée par cette guerre, qui l’avait traversée intacte d’un bout à l’autre.
Depuis toujours, Angad savait l’aimer en son absence.
Il la préférait libre et heureuse au bout du monde, qu’apprivoisée et inassouvie avec lui.
Il pouvait supporter l’image d’Ówise loin de lui, qui ne répondait pas à ses lettres, il pouvait supporter l’idée qu’ils ne vivraient jamais ensemble, qu’ils ne se marieraient jamais, il pouvait supporter qu’elle vive mille vies dont il ne savait rien et soupire entre mille autres bras, qu’elle ne l’aime plus, qu’elle le quitte pour de bon, il pouvait même supporter qu’elle ne veuille plus de son amitié, qu’elle mette fin à leur lien.
Mais il ne pouvait pas supporter qu’on lui fasse du mal.
Venir la violenter chez elle, dans sa routine précieuse, son cocon avec son chien, sa couverture, son feu, son livre audio, son stim — il avait vu la laine et le casque audio par terre. Troubler son repos, envahir son territoire, la pourchasser dans la nuit, à six puis dix contre une, tuer l’un de ses animaux préférés, la blesser par deux fois, la poursuivre toujours plus loin, la harceler jusqu’à l’épuisement.
Ne lui laisser aucune paix.
Pour ça il allait les tuer tous les quatre.
Kawisenhawe était tout au bout du monde à juste quelques mètres de lui, et rien ne viendrait briser le fil qui le menait jusqu’à elle.
Il la rejoindrait à travers leurs os s’il le fallait.
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WildFlower
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Mira Perry
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Eva Boh
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Gottesmann Pascal
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Lyaure
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