Eponyme Solastalgia Celle qui tient la glace 21

Celle qui tient la glace 21

Angad réarma, et tira de nouveau. La seconde balle atteignit presque le centre de la cible en carton, malgré la distance et l’obscurité.


Ses premières semaines d’hiver polaire au Svalbard lui avaient appris à tirer même dans le noir.

Mais cette fois, il ne tirait pas pour le travail. Il tirait par désespoir, par douleur, par angoisse, par colère, il tirait pour décharger ce trop plein d’émotions trop vaste pour être contenu, et dont il ne savait pas quoi faire.


Il venait de passer presque quatre jours complets à pleurer. La nouvelle de la guerre, soudaine, brutale, n’était pas arrivée seule. Sa ville natale avait été bombardée, ses parents et son frère étaient portés disparus. Le lendemain, on sortait leurs corps des décombres de leur maison, celle où Angad avait grandi.


Le rêve d’indépendance de son pays était en train d’être dévasté, l’Inde venait de l’attaquer au mépris total de tout droit international, le Pakistan allait rapidement faire de même dans l’espoir de grappiller quelques morceaux du futur cadavre, et les Nations Unies, celles-là mêmes qui avaient soutenu sa souveraineté vingt ans plus tôt, regardaient ailleurs.


Angad, sous le choc, totalement impuissant et perdu, avait dû pleurer ses parents depuis le bout du monde, dans les bras patients et maladroits et inébranlables de son amie, et lors de longues séances via webcam avec sa grande sœur. Elle faisait tout pour le dissuader de rentrer. Elle ne voulait pas risquer de perdre la seule famille proche qui lui restait.


Depuis le matin, il s’était un peu repris, et avait trouvé l’énergie et le courage de se confronter aux actualités. De lien en lien, il avait fini par tomber sur des vidéos de recrutement. Et ça l’avait bouleversé.

Et maintenant, il était dehors, et il tirait. Contrairement à ses balles, ses pensées partaient dans tous les sens. Avoir une cible le rassurait, et lui faisait peur, aussi, à parts égales.


« Qu’est-ce que tu fais ? »


Il était trop fatigué pour avoir entendue Kawisenhawe arriver dans son dos.


« Je m’entraîne. »


Il évita de croiser son regard. Elle l’avait surpris un peu plus tôt à regarder les vidéos, et il avait nettement lu la désapprobation sur son visage.


« Tu veux tuer qui ? » questionna-t-elle avec son manque de tact immuable.


Angad sentit tout son dos se crisper.


« Personne. Je veux juste… protéger des gens. Il y a des gens qui meurent, en ce moment-même, c’est égoïste et lâche de rester ici. Je pourrais être utile là-bas, je suis un excellent tireur, et avec tout ce que tu m’as appris à…

- Ce que je t’ai appris c’était pas pour que tu fasses ça ! J’ai formé un chasseur, pas un soldat ! Tu crois qu’ils vont t’ordonner de tirer sur quoi ? Tu crois qu’il va y avoir qui à l’autre bout de ta balle ? Quels mensonges ils vous racontent, dans vos putains de clips de propagande ? La vérité, c’est que tu vas tirer sur des gamins, des gamins qui croient à une cause juste, exactement comme toi !

- De quel droit tu me fais la morale ? explosa-t-il. C’est pas ton pays qui est en train d’être détruit ! C’est pas tes parents qui sont morts ! »


C’était la première fois qu’il lui criait après. La première fois qu’ils se fâchaient.


« D’accord, répondit-elle, glaciale. T’as raison. Entraîne-toi. Mais dans ce cas-entraîne-toi comme il faut. »


Sans comprendre, il la vit lui tourner le dos, et marcher jusqu’à la cible. Elle s’empara du morceau de carton, se retourna vers lui, et le leva au dessus de sa tête.


« Vas-y ! lui cria-t-elle. Tire ! »


Angad avait abaissé son canon vers le sol, dès qu’il l’avait vue passer devant son fusil, par pur réflexe. Il y avait des règles de sécurité à respecter quand on travaillait avec des armes à feu, et il les avait toujours appliquées avec un soin maniaque. On ne les pointait jamais sur personne, qu’elles soit chargées ou pas.


« Alors, t’attends quoi ? Tire ! T’as peur de quoi ? C’est toi qui l’as dit, tu es un excellent tireur ! »


Et c’était vrai. À cette distance, il n’avait aucun doute d’atteindre la cible. Peut-être pas le centre, mais en aucun cas à côté. Elle ne risquait rien. Il aurait pu le faire. Mais il n’en était pas capable. Tirer dans sa direction, c’était impossible. Évidemment, elle le savait déjà.


« Abruti de grosse tête creuse ! Si t’es pas capable de tirer sur ta partenaire en qui t’as pleinement confiance, tu seras pas capable de tirer sur qui que ce soit d’autre ! »


C’était vrai.

Mais elle n’avait pas terminé d’enfoncer le clou.


« Pas juste la balle mais tout ce qui se trouve autour de la balle ! Tu le savais, pourtant, en arrivant ici ! Tu l’as oublié ? C’est ça qui fait un bon tireur ! C’est ça qui fait la différence entre toi et moi ! Qui fait que la mort est mon métier, et pas le tien ! Vas-y ! Prouve-moi que j’ai tort ! Tire ! »


Il ne le fit pas. Elle avait raison. La mort n’était pas son métier.

La guerre allait se charger de changer ça.


Oak ne parvint pas à le dissuader de partir, seulement d’aller combattre. À la place, il s’enrôla dans la sécurité civile, pour venir en aide aux blessés lors des bombardements. Il s’engagea également dans le militantisme, suivant l’exemple de son père et son frère aîné, tous deux actifs politiquement et élus locaux. Tout en soutenant l’effort de guerre, il n’hésitait pas cependant à s’opposer radicalement aux idéologies les plus bellicistes et extrémistes des gens de son propre camp. Sur le champ de bataille des idées, il perdit de nombreux combats, mais en gagna quelques uns. Son nom commença à se faire connaître, il était l’une des nombreuses voix d’extrême-gauche du conflit, à la fois salué en tant que patriote par certains, considéré par un adversaire politique par d’autres, et, allait-il découvrir dans la douleur, une cible pour l’ennemi.


Un colis piégé fit exploser sa maison, huit mois après son retour.

Des cinq personnes touchées par la déflagration, il fut le seul survivant. Parmi les victimes, se trouvaient sa sœur et sa nièce.


À sa sortie de l’hôpital, Angad disparut durant trois ans. Les montagnes du Kashmir ravirent l’universitaire citadin, et cachèrent un fugitif, un maquisard, un guerrier et un sniper insaisissable et redouté. On disait de lui que ses balles de fusil ne rataient jamais leur cible, quand bien même il n’avait qu’un seul bras pour tirer, et qu’il fallait être un oiseau pour se dérober à ses talents de traqueur. On disait qu’il voyait dans le noir, qu’il était capable de combattre la nuit comme s’il était en plein jour, et qu’il ne sentait pas le froid des hautes altitudes.


Là aussi, on lui infligea malgré lui le surnom de Lūbaṛī, Renard, à cause de cette foutue rousseur que tout le monde trouvait si extraordinaire, et il ne parvint pas à se défaire de ce nom.


Ówise le retrouverait, un jour, mais il ne serait plus le même garçon de six ans de moins qu’elle, idéaliste, innocent et un peu naïf qu’elle avait rencontré au Svalbard.

Parce que les gens qui en tuaient d’autres, d’une certaine façon, avaient tous le même âge.











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15

15 commentaires

WildFlower

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Il y a 2 ans

L'absurdité de la guerre dans toute sa splendeur... Au moins Oak l'aura dissuadé d'aller au combat, du moins au départ...

Mira Perry

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Il y a 2 ans

C'est sympa d'en apprendre plus sur lui. Les bonnes info arrivent toujours au bon moment. Bien joué

Eponyme

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Il y a 2 ans

La violence arrive dans sa vie au moment où elle arrive pour lui en Sibérie, faisant en sorte de rejoindre les deux timelines.

Lyaure

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Il y a 2 ans

Bientôt la fin !!! @__@ Courage, jusqu'au bout ! ^^

Eponyme

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Il y a 2 ans

Ouiii, il me reste encore à débloquer, mais ça va le faire !

Gottesmann Pascal

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Il y a 2 ans

Angad a vraiment des appréhensions et Oak utilise la manière forte pour les faire disparaitre. Espérons que ça fonctionne.

A.love.books

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Il y a 2 ans

Hello petit coup de pouce 🙂

Magali_Santos_auteur

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Il y a 2 ans

Coup de pouce :)
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