Eponyme Solastalgia Celle qui tient la glace 19

Celle qui tient la glace 19

Un jour, Oak rentra chez eux totalement à côté de ses pompes. Il arrivait qu’elle soit renfermée et distante, mais Angad ne l’avait encore jamais vue aussi hermétique.


Elle était d’une humeur si noire et étrangement susceptible qu’elle éclata soudain dans une colère absurde, contre lui, lorsqu’il lui demanda innocemment ce qui n’allait pas. Un peu meurtri, mais philosophe, il préféra fuir loin de cet inexplicable accès orageux, et alla s’installer pour travailler avec son ordinateur dans le salon de la maison commune.


À son retour plusieurs heures plus tard, il trouva deux bouteilles de gin vides, et son amie dans un état effroyable.


Elle n’était plus en colère, mais en état de choc, dans une détresse de chagrin et de culpabilité débordante. En larmes, elle lui demanda pardon de lui avoir aussi mal parlé plus tôt, répétant qu’elle était une ingrate, une égoïste, une amie décevante et une personne détestable.

Tout comme il n’avait pas compris sa colère initiale, Angad ne comprit pas pourquoi elle s’en voulait à ce point, mais il devinait que l’alcool la rendait incohérente, et faisait ressortir ses angoisses profondes. Celle d’être haïe, rejetée, celle de perdre les gens auxquels elle tenait par sa faute, et, en somme, de mourir seule avec le cœur tout sec.


Angad connut alors cette sensation bouleversante d’affection de tenir son amie toute entière en pleurs dans ses bras, et de la réconforter, d’être pour une fois la personne solide et rassurante du duo. Il comprit en sentant la tension, immense, dans tout son corps, à ses épaules nouées, ses mains crispées, qu’il y avait autre chose. Quelque chose de grave. Elle n’était pas dans son état normal, et ça n’avait pas de rapport avec l’ivresse. L’alcool était le symptôme, pas la raison de son immense mal-être. Mais elle refusa obstinément de lui dire ce qui s’était passé, et chaque question semblait verrouiller son corps et son esprit un peu plus. Alors il n’insista pas, et s’employa seulement à la consoler, du mieux qu’il put, et à gérer sa cuite phénoménale.


Fatidiquement, elle se retrouva à la salle de bains, penchée au dessus des toilettes avec son ami qui lui tenait les cheveux et l’empêchait de tomber et de s’endormir sur le carrelage dans son vomi. Ce n’était pas la première fois qu’il prenait soin d’une personne gravement torchée — les soirées étudiantes au Pendjab étaient aussi chaotiques et débridées que partout ailleurs, et ses camarades avaient la chance de trouver en lui un secouriste de coma éthylique fiable et indulgent. Mais c’était la première fois qu’il assistait à une biture pareille.


Kawisenhawe était mal au point de ne plus pouvoir marcher, Angad dut carrément la porter jusqu’à son lit, à côté duquel il campa toute la nuit, inquiet, désolé et attentionné, à la réconforter, la faire boire de l’eau, et surveiller son état.


Le lendemain, elle avait une gueule de bois telle qu’elle tenait à peine debout. Elle paraissait si malade, et encore bizarrement désorientée, qu’il en venait à se demander si elle n’avait pas pris autre chose, en plus de l’alcool. Mais elle se sentait déjà assez coupable, déçue et furieuse contre elle-même, d’avoir brisé deux ans de sobriété, qu’il ne lui posa aucune question. Elle n’accepta aucun médicament, pas même un antidouleur contre la migraine, et refusait de manger quoi que ce soit. Tout ce qu’elle voulait, c’était dormir, et qu’on lui fiche la paix.


Il y avait une réunion du groupe au complet ce jour-là, Angad y alla seul après avoir laissée son amie sous une pile de couvertures à côté de litres de thé réparateur, et excusa son absence en inventant une excuse bidon.


C’est à ce moment-là qu’il comprit. Sans pouvoir mettre de mots dessus, sans pouvoir l’expliquer, mais d’une certaine façon, il sut. Il le lut dans le visage de Sven, dans le sourire de Sven.


Il était trop jeune, trop naïf, pour deviner vraiment de quoi il s’agissait. Plus tard, il l’apprendrait, quand il lui faudrait retourner dans un pays dévasté par la guerre, et qu’il verrait de quoi certains hommes sont capables, ce qu’ils font aux femmes à titre de représailles, d’humiliation et de domination.

Tout comme il n’avait jamais réussi à se défendre face aux provocations de Sven, il ne savait pas quoi faire du malaise qui était en train de lui racler le ventre. Il était face à celui qui avait fait du mal à son amie, et il ne savait pas du tout comment réagir. Elle, aurait-elle seulement voulu qu’il fasse quoi que ce soit ?


La réunion lui entrait dans une oreille pour ressortir par l’autre, mais à un moment, la discussion le concerna directement, et Angad sortit de ses propres pensées tourmentées. Les autres parlaient du prolongement de sa mission cet hiver, de l’équipement polaire qu’il allait falloir qu’il se procure. Plusieurs de ses collègues le félicitèrent et se réjouirent. Le Suédois, lui, se tourna vers lui, avec une expression de triomphe narquois, et lui asséna une de ses plaisanteries habituelles :


« Non mais en fait, tu peux nous le dire, hein, la vérité, c’est pas que ton truc a été prolongé, c’est que ton pays arrive pas à réunir assez de fric pour te payer ton billet de retour. Et du coup t’es coincé ici jusqu’à ce que ton visa périme et qu’on t’expulse. »


Il y eut des rires, certains sincères, d’autres un peu gênés. Angad se força à lui donner la réplique, sur le ton de la blague :


« C’est vrai, j’ai pas de pot de venir de si loin, le voyage jusqu’au Pendjab est hors de prix. T’as de la chance, la Suède c’est plus proche. »


Les rires se poursuivirent, mais il fixa alors Sven droit dans les yeux, tout sourire effacé.


« Je vais peut-être faire ça, du coup, prendre un billet pour la Suède, et aller niquer ta mère, t’en dis quoi ? »


Il y eut une seconde de silence collectif absolument médusé. La suivante, Sven lui collait son poing en pleine gueule.


Angad se retrouva par terre, sous le poids du chasseur pourtant plus petit et fluet que lui, qui le rouait de coups au visage, fou de rage, hurlant, le traitant de Paki de merde et d’autres insultes à la fois en suédois et en anglais. Il ne fit absolument rien pour se défendre. Plusieurs hommes s’interposèrent, les deux autres chasseurs ceinturèrent leur camarade et le tirèrent de force. Il y eut une vague de chaos et de brouhaha.


Angad se retrouva debout, relevé par ses amis. À l’autre bout de la pièce, Sven était plaqué contre le mur, et ses deux compatriotes lui criaient dessus dans leur langue.

Angad avait le nez qui pissait le sang, et il se sentait enfin bien depuis qu’il était entré dans cette pièce. Il avait beaucoup de mal à se retenir de sourire.


« Vous avez tous entendu et vu ce qui vient de se passer, déclara-t-il tout à fait calmement. C’était une agression raciste. S’il reste un seul jour de plus ici, je porte plainte. »


Le soir-même, Sven était parti.


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28 commentaires

WildFlower

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Il y a 2 ans

Je ne pensais pas que Sven aurait pu aller jusque là mais c'est un pourri jusqu'au bout... Raciste, misogyne et violent... Bon débarras !

Arca Lewis

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Il y a 2 ans

Beaucoup de choses à dire que ce chapitre. D'abord j'adore le début, la description du meltdown d'Oak et le fait que pour une fois elle dit des choses humaines dans sa détresse, comme si sa différence qui la rend froide et mécanique n'existait plus. Cependant, j'ai ressenti une sorte de frustration parce que c'était raconté au passé dans une narration dédiée plutôt aux souvenirs d'Angad et dans sa vision des choses. C'est très ironique de ma part car j'ai fait les mêmes choix dans ma New Romance, donc je comprend parfaitement pourquoi tu prends cette approche. Enfin je suppose. Oak est un personnage fort et qui par son orgueil tient à conserver cette image. Du coup pour la voir de façon vulnérable il faut un observateur extérieur, en l'occurence Angad. J'ai opté pour la même chose pour Matt. Égocentrique et orgueilleux, il refuse de raconter tout ce qui le rendrait plus humain et paradoxalement plus sympathique par l'empathie du lecteur (ses relations avec ses parents, ses phases dépressives, ce qu'il fait en secret de gentil pour ses potes qu'il mène à la baguette par ailleurs...). Il faut attendre les avis des persos secondaires pour comprendre ses failles. J'adore cette approche, mais je sais qu'elle génère de la frustration chez certains lecteurs. J'en fais l'expérience dans ton chapitre, j'aurais voulu voir les failles d'Oak plus directement, et pourtant je pense que ton choix narratif est le bon.

Arca Lewis

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Il y a 2 ans

Mais ce que j'ai préféré dans ce chapitre c'est la façon dont s'exprime l'amour d'Angad. Là aussi, j'ai été amusée de voir des similitudes avec mon histoire alors que tu racontes une dystopie et moi une romance/tranche de vie. La scène où Angad veille sur Oak en train de décuver et de se repose après son traumatisme, j'ai exactement la même dans le chapitre 65 (si j'ai bien mes brouillons en mémoire). Et pourtant toi c'est Angad, un homme juste, bon, avec un profond sens moral, un bel esprit philosophe et ouvert, alors que moi c'est Matt, manipulateur, intéressé, égocentrique, mais pour Artus il est capable d'une telle douceur, d'une telle abnégation, qu'il se rapproche pour un bref instant de la noblesse d'âme d'un Angad. Je trouve ça assez bluffant, et finalement peut-être que ça en dit plus long sur les auteures que sur leurs personnages. ^^

Arca Lewis

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Il y a 2 ans

Et pour en revenir au fait que Oak est une femme forte, j'ai été plus déroutée par la 2e partie du chapitre. J'ai vu ta discussion avec MiraPerry. Et je plaide coupable : j'ai été étonnée de lire (deviner) que c'est une agression sexuelle qui a bouleversé Oak. Pour détailler un peu mon idée : je sais que n'importe qui peut être victime d'une agression à caractère sexuel (une femme forte, une femme moche, une obèse, une vieillarde ou même un homme, tous ces gens qu'on ne peut imaginer "victime"), ce qui m'a perturbé ce n'est pas l'agression en elle même mais l'identité de l'agresseur ET la réaction de Oak. Après un point dans la figure, j'imaginais mal Sven se venger de cette façon. Je l'aurais imaginé plus sournois, moins bestial, car ça reste risqué un truc aussi direct. Oak n'est pas "une femme forte" comme les autres. C'est une tueuse, une femme armée et effrayante, il faut être complètement con (dans le sens imprudent) pour attaquer une femme comme ça. Si les tueurs à gâche ont l'excuse de ne pas la connaître, Sven lui sait à qui il a affaire. Elle aurait pu le détruire avant de s'effondrer sur elle-même. Moi je me serais attendue à ce que son accès de violence s'exprime d'abord contre son agresseur, comme un carnivore apeuré qui se défend en mordant (un loup et non un chien) avant qu'elle ne passe dans une sorte de stress post traumatique. Je comprends la pudeur de ton écriture, pas de détails sordides inutiles (et ça reste la version de Angad) mais là moi j'aurais eu envie de lire ce qu'il a fait pour qu'elle soit incapable de se défendre ou de riposter sur le coup, avant de subir le contre-coup. Pour plus de cohérence avec son caractère.

Mira Perry

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Il y a 2 ans

Ouiiii ! Ce connard de Sven 👏🥳 Angad ! Qu'est-ce que j'aime !!! So hot 😍

Eponyme

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Il y a 2 ans

Je voulais retourner le cliché du "chevalier sauveur" qui vient au secours d'une pauvre femme victime en la défendant ou la vengeant. Je préférais l'idée d'Angad qui, plutôt que de réagir violemment, retourne la violence de Sven contre lui-même, et réussisse à le faire sanctionner sur un truc alors qu'il s'imaginait intouchable (pas moyen de le choper pour l'agression sexuelle parce que pas de témoin ? à la place, pris en flag d'agression raciste devant tout le monde) Aussi parce que je pense qu'une bonne façon pour gérer collectivement ce genre de choses, c'est d'abord de mettre la victime à l'abri, et de faire en sorte qu'elle ne soit plus en présence de l'agresseur, et le message le plus fort à envoyer, c'est que c'est l'agresseur qui doit partir.

Mira Perry

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Il y a 2 ans

Epo présidente ! Epo présidente ! ✊️

folie douce

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Il y a 2 ans

Coup de pouce sur tous tes chapitres 😉 j’espère que ça t’aidera! Je reviendrai te lire attentivement car de ce j’ai vu, tu as une très belle plume!

Magali_Santos_auteur

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Il y a 2 ans

Coups de pouce à jour :)

Christellaa

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Il y a 2 ans

Retour de likes, merci beaucoup.
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