Fyctia
Celle qui tient la glace 18
Kawisenhawe se forçait à garder les yeux ouverts, malgré le givre qui alourdissait ses paupières, et l’endormissement hypothermique qui la gagnait. Si elle les fermait, la glace allait les verrouiller, et elle ne pourrait plus jamais les rouvrir.
Elle avait un boulot à terminer, il fallait qu’elle reste alerte. Contre l’hiver, elle ne pouvait pas gagner, mais contre les hommes, il n’était pas question de s’avouer vaincue. Pas tant qu’elle avait son fusil.
À la base, les Mosin-Nagant étaient des armes russes. Lors de la Guerre d’Hiver en 39-40, les Finlandais avaient pris à l’ennemi des quantités gigantesques de fusils, les avaient amélioré, puis s’en étaient servi contre lui.
Plus de cent ans après, ce Nagant-là allait mettre fin à quelques Russes de plus.
Elle se sentait tout à fait dans l’état d’esprit que les Finlandais nommaient sisu. Une forme de courage qui tenait à un acharnement patient et déterminé. Ils avaient pour habitude de répéter comme mot d’ordre « en anna periksi ». Je ne rendrai pas les ruines.
Aujourd’hui, celle qui tenait la glace, n’en lâcherait pas une seule miette.
La glace, paradoxalement, était en train de s’emparer d’elle, et la tenait dans sa poigne à la fois cruelle et trop douce. La chasseuse savait qu’elle ne la rendrait pas non plus.
Elle avait été beaucoup trop optimiste en pensant qu’elle pourrait bouger pour abaisser ses lunettes infrarouge. Son corps était presque entièrement paralysé.
Sa main qui tenait le fusil était si insensible qu’elle ne savait même plus si elle était capable de bouger son index ou pas. Allait-il appuyer sur la gâchette ?
Elle avait cessé de frissonner, et ne sentait plus le froid. Signe qu’elle était entrée dans le stade vraiment dangereux de l’hypothermie. À ce niveau, les fonctions vitales commençaient à déconner, et parmi elles le cerveau. Les gens n’arrivaient plus à penser et parler correctement, et se mettaient même à délirer.
Elle espérait que ce n’était pas son cas. Elle le remarquerait, si elle devenait zinzin. Pas vrai ?
Elle perdit la notion du temps, égarée entre deux pensées froides, soutenant sa détermination par la contemplation de l’aurore boréale qui se poursuivait pour elle, uniquement pour elle. Pour qui d’autre, à partir du moment où celui avec qui elle aurait voulu pouvoir la partager n’était pas là ?
Mais elle finit par être rappelée à la réalité, par un bruit de moteur.
Un camion tous terrains énorme arrivait, par la banquise. Il s’arrêta à l’endroit où la carcasse du drone était tombée — leur dernier point de repère. Des silhouettes en descendirent, par l’avant et l’arrière.
Oak en compta dix.
Le chargeur plein du Nagant avait cinq balles. Après ça, il lui faudrait récupérer des munitions dans ses poches, ce qu’elle doutait absolument d’être capable de faire.
Bon, ça en ferait toujours cinq de moins.
Comment est-ce que ce gros naze de Levan avait pu ne pas repérer une équipe aussi nombreuse, avec autant de véhicules ? À moins qu’ils ne soient pas du tout passé par Tcherski ? Ni aucun aéroport en service dans la Kolyma, dans ce cas ?
Mais au fond, elle s’en foutait, de tout ça. Peu importe d’où ils arrivaient, la peur de mourir était universelle, et ils étaient venus au bon endroit pour la rencontrer.
Les hommes — c’était impossible à estimer à cette distance, en réalité, mais elle tablait sur des hommes par défaut —, se répartirent dans le périmètre. Ils la cherchaient, et ne la trouvaient pas. Elle était trop loin, trop enterrée. Son visage glacial ne faisait pas rayonner assez de chaleur pour être repérée.
Elle les détailla tour à tour, à travers sa lunette de précision. Cette seconde équipe était moins compétente que la première. Leur matériel était moins récent, moins perfectionné. Ils n’étaient pas tous équipés de lunettes infrarouge. Ils manquaient de l’exactitude tactique qu’elle s’attendait à voir chez des paramilitaires. Il s’agissait peut-être bien plutôt de braconniers. Ils n’avaient visiblement pas l’habitude de chasser un gibier qui risquait de leur tirer dessus. Ils offraient de superbes cibles.
C’était presque trop facile de les tuer dans ces conditions.
Elle tira, et l’un d’entre eux s’effondra, une balle dans le ventre.
Son index fonctionnait, finalement.
Plusieurs de ses camarades coururent vers lui, tandis que d’autres tentaient inefficacement de les couvrir, tirant n’importe où, dans une direction qu’ils étaient incapables de déterminer.
Oak patienta. Laissa se former la tension, comme la glace se forme à la surface de l’eau d’abord, avant de gagner les profondeurs.
Le type au sol se tordait de douleur, à peine capable de reprendre sa respiration entre deux hurlements.
C’était une blessure mortelle sans soins, mais on pouvait mettre des heures à en crever. Ils étaient encore en mesure de sauver leur camarade s’ils l’évacuaient. Il allait falloir au moins deux hommes pour le porter. Elle venait de réduire leur nombre à sept, en un coup.
Mais ce qui se passa ensuite défia ses prévisions.
L’un d’entre eux sortit un revolver, le pointa en direction de la tête du blessé, et l’acheva. Sans la moindre hésitation.
Ce simple geste lui en apprit plus long sur eux que n’aurait pu le faire une longue conversation.
Le revolver n’avait pas de silencieux, cependant, et la détonation eut un effet qu’aucun des deux camps n’avaient prévu.
Effrayé par le coup de feu, un renard polaire jaillit hors de son terrier, et fila sur la neige, paniqué.
Tout de blanc vêtu dans son pelage d’hiver, il ne put pourtant pas se camoufler aux regards infrarouges, devant lesquels il apparut en une explosion de couleur éclatante.
Sous l’effet du stress et du manque de discipline, les hommes firent feu sur lui tous à la fois, épuisant bêtement leurs balles jusqu’à ce que les percuteurs claquent dans le vide.
Le moment où ils rechargeaient, fut la fenêtre de tir parfaite pour Oak.
12 commentaires
WildFlower
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Il y a 2 ans
Lullolaby
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Il y a 2 ans
Gottesmann Pascal
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Il y a 2 ans
Magali_Santos_auteur
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Il y a 2 ans