Fyctia
Celle qui tient la glace 17
En arrivant face à la mer, Angad s’arrêta malgré lui un moment, figé en contemplation face à l’aurore polaire. Il avait déjà deviné les lueurs dans le ciel à travers les arbres plus tôt, mais la beauté des nappes ondulantes au complet était à couper le souffle.
Il n’en avait plus vu depuis le Svalbard.
Il abaissa le col en polaire qui lui couvrait la moitié inférieure du visage — la condensation avait déjà presque complètement gelé sa barbe de toute façon.
« Revontulet… »
Son murmure prit forme dans l’air en un nuage de vapeur.
Il se souvenait encore du nom, des années après. Les feux du renard.
Rev était le surnom qu’Akseli avait trouvé pour lui. Renard, à cause de la couleur auburn sombre de sa barbe et ses spectaculaires cheveux longs, une nuance de roux qui frappait pareillement les concitoyens d’Angad, tant elle était rarissime dans le sous-continent indien.
Akseli et Angad étaient devenus si amis, que le jour où le petit Norvégien acheva sa mission, et dut rentrer, Angad en eut les larmes aux yeux et le serra dans ses bras si intensément qu’il lui décolla les deux pieds du sol. Ils se jurèrent de rester en contact, et allaient tenir cette promesse les vingt années suivantes, et suivre et encourager leurs recherches scientifiques respectives avec une ferveur inaltérable.
L’année d’après, lorsqu’il se retrouverait à l’hôpital, dans le plus complet désespoir, après avoir perdu beaucoup plus qu’un bras, Akseli demanderait de ses nouvelles chaque jour, et lui téléphonerait très souvent. Kawisenhawe, elle, répondrait laconiquement à ses messages, mais ne prendrait pas une fois l’initiative de le contacter. Mais Angad ne lui en avait jamais voulu. Elle était simplement faite différemment.
Cette aurore sibérienne n’était pas de feu, mais de verts d’une intensité presque phosphorescente. Il lui semblait voir des pans de tissu transparents et légers se soulever doucement sous l’effet d’une brise. Cette beauté douloureuse semblait trompeuse, moqueuse, tant elle se mariait mal avec la gravité et l’angoisse de cette journée.
Sa première aurore boréale, svalbardienne, était d’un rouge d’incendie, et si magnifique qu’il en avait pleuré d’admiration, sous l’œil incrédule et faussement détaché d’Oak, qui avait du mal à concevoir qu’on puisse pleurer sous l’effet d’une émotion positive, mais qui trouvait ça secrètement mignon. Mignon comme le surnom Rev, qu’elle utilisait elle aussi occasionnellement, quand elle passait la main dans ses cheveux.
En prenant de l’âge, Angad avait commencé à voir sa toison de renard polaire passer à sa version blanche hivernale, mais il avait encore quelques belles années de flamboyance capillaire devant lui.
L’hiver polaire, le vrai, avait croisé son chemin d’une façon inattendue, lors de cette première mission au Svalbard. Elle aurait normalement dû s’achever avant la fin de l’automne, mais il avait été si efficace dans son travail, et obtenu des résultats si encourageants, qu’on lui avait proposé de poursuivre son étude sur ses ours balisés jusqu’au printemps, pour pouvoir observer leur hivernation d’un bout à l’autre.
Angad avait été transporté de joie et terrifié à parts égales.
Le froid, en premier lieu, l’inquiétait. Depuis son arrivée, il ne cessait de se les geler. À chaque fois qu’il avait l’impression de s’être un peu habitué au froid, la température descendait encore. Il n’était définitivement pas adapté au climat, et le groupe au complet avait fait de sa frilosité légendaire une blague récurrente.
Mais ce qu’il appréhendait le plus, c’était la nuit polaire. L’inverse, c’est à dire le jour perpétuel, avec le soleil de minuit, ça avait été un peu perturbant au début, mais il s’y était fait. En revanche, plusieurs semaines de nuit totale, ça lui semblait beaucoup plus dur à supporter. Enchaîner les deux sur sa toute première mission était peut-être trop ambitieux.
Kawisenhawe avait déjà vécu des hivers polaires, il lui demanda conseil.
« Tu crois que je tiendrais le coup ? Psychologiquement ? »
Elle prit le temps de réfléchir. Il savait qu’elle allait répondre exactement ce qu’elle pensait. Elle ne savait pas parler aux gens autrement.
« Oui. Sans aucun doute. Pour tenir tout un hiver ici, il faut un bon mental, et de l’autodiscipline, et tu as les deux. Tu es la personne la plus routinière que je connaisse, et venant d’une autiste, c’est pas rien comme constat. Tes trucs de prières à heures fixes, ça structure tes journées, tu vas pas te laisser désorienter. Bon, c’est clair que la nuit sans arrêt, ça va te déprimer un peu, toi qui aimes bien le soleil et la chaleur, mais je me fais pas de souci pour toi, t’es pas le genre à te laisser abattre par la mélancolie. »
Ça l’avait un peu ébranlé, et beaucoup ému. Elle avait davantage confiance en ses capacités que lui-même.
« Alors, tu vas accepter ? » lui demanda-t-elle.
Lui aussi, répondit sincèrement :
« Seulement si je suis pas tout seul. Et si c’est toi qui restes avec moi. »
C’était la réponse qu’elle espérait.
L’hiver qu’il allait vivre avec elle dans la nuit du bout du monde, allait être le plus beau et le plus terrible de sa vie tour à tour.
Sublimé par l’amour, écourté par la guerre.
Qu’il était tombé amoureux d’elle, il le savait déjà, mais c’était quelque chose qu’il avait résolu de garder pour lui, une émotion qu’il conservait silencieusement dans les replis de sa timidité, de son syndrome de l’imposteur, et du respect admiratif qu’il portait à une femme intimidante dont il ne voulait pas prendre le risque de déparer l’amitié. Ce qu’il n’avait pas du tout imaginé, c’était que l’attirance était réciproque, et que, des deux, ce serait celle qui avait le plus de mal à communiquer ses émotions qui allait prendre l’initiative et le risque de les révéler.
L’amour de Kawisenhawe allait être une force formidable, à bas bruit, hermétique, à la fois passionnée et réticente, faite d’évidences et de refus, une forme de culte à mystères dont il passerait les deux décennies suivantes à tenter de déchiffrer le langage, et qu’il aurait parfois du mal à trouver, et de la douleur à conserver. Son amour à lui, en revanche, n’aurait rien d’énigmatique. Il serait définitif, inconditionnel, entier, unifiant, constitutif de son identité, parfois contre son meilleur jugement, et toujours contre le courant du monde.
Il accepterait d’abord cet amour comme étant un rendez-vous provisoire. Un bonheur éphémère qui ne durerait que le temps du Svalbard. Il n’y avait pas de route commune pour Rev et Ówise, Angad allait rentrer chez lui, terminer ses études, devenir biologiste, Oak allait continuer à explorer le monde de la chasse, au Nord ou ailleurs.
Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est qu’il n’allait jamais parvenir à cesser de l’aimer. Ni qu’une guerre soudaine allait mettre fin plus rapidement à sa mission, et dévaster sa vie entière.
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