Eponyme Solastalgia Celle qui tient la glace 15

Celle qui tient la glace 15

« Il existe pas, votre pays. »


Depuis le premier jour, Angad avait des problèmes avec Sven. En réalité, tout le monde avait des problèmes avec Sven. Parce que Sven était problématique.

Il était vulgaire, misogyne, raciste, et usait sur presque tous les membres de l’équipe d’un humour moqueur difficile à supporter. Avec Oak, il se tenait à peu près à carreau. Il l’avait surnommée Pocahontas le jour-même où il avait débarqué, et elle lui avait promis que s’il le répétait une seconde fois, elle lui démonterait la gueule en huit. Ça l’avait un peu calmé. Il se rattrapait sur les autres. Sur Angad, par exemple, qui était trop poli pour se fâcher.


« Il existe pas, votre pays. »


C’était sa blague favorite. Parce que la seule chose qu’il savait de son pays, c’était les conditions dans lesquelles il était devenu indépendant, c’est à dire presque par accident. Le Pendjab-Kashmir était une région qui n’avait guère fait parler d’elle, hormis pour une chose : son implication involontaire dans la guerre qui avait eu lieu entre l’Inde et le Pakistan. Les Nations Unies avaient décidé de les calmer comme on sépare deux enfants qui se chamaillent à coups de bombes nucléaires, en faisant en sorte qu’ils n’aient plus de frontière commune. C’est ainsi que le placide et rural Pendjab, et son petit voisin turbulent le Kashmir, s’étaient retrouvé détachés de l’Inde, et adoubés de la difficile mission d’être une zone tampon entre deux pays qui désormais les haïssaient. Bien évidemment, l’ONU n’avait pas demandé leur avis aux populations locales, sinon c’était moins drôle, et elle avait mis en place le gouvernement de son choix. Cette ingérence dans la géopolitique du sous-continent avait eu l’effet recherché (mettre fin à la guerre indo-pakistanaise), mais aussi une conséquence bien plus inattendue : le Pendjab-Kashmir avait réclamé son indépendance… et l’avait obtenue, à la surprise de tout le monde, et à vrai dire, peut-être bien en premier lieu de ses habitants eux-mêmes.


Angad avait ainsi vu le jour dans un pays également nouveau-né, et grandi dans cette nouvelle identité nationale compliquée, d’un état fragile, balloté entre fierté nationaliste, espoir de démocratie, instabilité aux frontières, conflits internes, et anxiété de se sentir petit, vulnérable et compressé entre deux gros voisins furieux, voraces et revanchards.


Angad répondait toujours la même chose : « Tous les pays ont d’abord été jeunes un jour. »

Qu’est-ce qu’il pouvait répondre d’autre ?


« C’est pas vrai de dire qu’on a pas de raisons historiques d’exister, avait-il expliqué à son amie. Le Pendjab a bien une unité en tant que pays. On l’a partagé entre l’Inde et le Pakistan au vingtième siècle, lors de la Partition, et dès ce moment-là les gens du Pendjab se sont senti trahis et lésés. Ce sont les Anglais qui ont décidé ça, et quand c’est un envahisseur qui décide des frontière d’un pays qui est pas le sien, ça peut pas bien se passer. Des millions de sikhs, de musulmans et d’hindous ont été déracinés d’un côté comme de l’autre, et ça a généré des violences extrêmes qui ont perduré plus d’un siècle.


On veut faire nos preuves sur le plan international. L’Inde essaie de nous faire passer pour une dictature illégitime, la propagande dit depuis vingt ans qu’on est en train de faire revenir la région au Moyen-Âge, mais c’est faux. Je dis pas que tout est génial dans mon pays et qu’il y a pas des trucs qui me déplaisent dans notre gouvernement, mais on n’est pas des arriérés. On veut montrer qu’on est un pays moderne, et qu’on veut jouer le jeu de la coopération internationale. Et qu’on a des universités dignes de ce nom, capable de former des intellectuels et des chercheurs. »


Ça, c’était l’autre truc sur lequel Sven adorait blaguer : le fait qu’il venait d’un pays pauvre. Angad n’était même pas payé par son université tant elle manquait de moyens, et était le seul ici à devoir surveiller ses moindres dépenses.


« Je suis très fier de ma culture, avoua-t-il un jour à Kawisenhawe. Mais de là à être nationaliste, non. Des fois, j’aimerais juste… vivre dans un pays en paix. J’ai jamais connu mon pays autrement qu’en conflit plus ou moins ouvert avec ses voisins. Je vois de la violence et de la propagande des deux côtés, de la haine entre communautés religieuses, de la désinformation, des préjugés… mais la vérité c’est que je déteste personne, moi, j’ai rien contre les hindous, ni les Pakistanais, ni les Indiens, et je déteste même pas les Anglais. Mes croyances c’est que tous les êtres humains sont égaux, mais la réalité, c’est plus compliqué. »


Avec elle, il pouvait être sincère, et laisser un peu un vestiaire son optimisme et sa bonne humeur de façade.


« Même ici, au bout du monde, on me demande de prendre parti, on me pose des questions sur ce que je pense de ceci ou cela, et des fois j’ai l’impression d’être au tribunal. De l’autre côté, mon gouvernement attend de moi que je représente idéalement mon pays, que je sois irréprochable, une vitrine parfaite de ma culture et ma religion, et en plus il faut que je sois un chercheur brillant, alors que j’ai pas les moyens pour, pas du bon matériel, et une formation de terrain complètement insuffisante.

- Moi je trouve que t’en sors très bien. Je vois mal qui ils auraient pu envoyer de plus sympa que toi.

- J’ai tout le temps peur de ce que les autres peuvent penser de moi en négatif, confia-t-il. Pas pour mon propre ego, mais parce que je sais que je représente mon pays. J’aimerais m’en foutre, des fois, mais j’ai pas le droit.

- Et tu ferais quoi, si t’avais pas ce devoir d’exemplarité ?

- Je sais pas. Casser la gueule à Sven ? »


Ils rirent tous les deux.


Les blagues du Suédois se poursuivirent, jusqu’à celle de trop.


« Hey, j’en ai une bonne. Comment est-ce qu’on appelle le petit tapis sur lequel on s’essuie les pieds avant d’entrer à la maison ? »


Quelqu’un de pas encore totalement à bout de patience lui donna la réplique :


« Un paillasson.

- Et comment est-ce qu’on appelle un paillasson sur lequel on s’essuie les pieds des deux côtés ? »


Personne ne répondit.


« Le Pendjab-Kashmir », exulta-t-il.


Les seuls rires qu’il obtint en retour étaient nerveux et gênés, et plusieurs des personnes présentes fixèrent Angad, choquées et compatissantes.


À ce moment-là, Angad avait tellement, tellement eu envie de lui casser la figure. Mais c’était l’époque où il n’avait encore jamais cassé la figure à personne. L’époque où il croyait encore qu’on pouvait éviter les conflits en prenant sur soi et en souriant nerveusement.

Le nouvel Angad ne devait naître que huit mois plus tard, dans les décombres de sa propre maison. Du seul bras qui lui resterait, il s’emparerait d’un fusil, à peine sorti de l’hôpital.

En attendant, face à l’insulte du Suédois, il était incapable de réagir.


Kawisenhawe, elle, se leva, calmement, le visage inexpressif, et vint trouver Sven depuis l’autre bout de la pièce.

Et sans un mot, elle lui envoya son poing en pleine gueule de toutes ses forces.

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36

36 commentaires

WildFlower

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Il y a 2 ans

Bon Sven l'a bien mérité, qui sème le vent... Récolte la tempête glacée ^^

Mira Perry

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Il y a 2 ans

J'aime toujours autant le contraste entre les chapitres. La froideur de Oak, la chaleur d'Angad. Alors qu'ils se rejoignent sur bien des points. C'est mené avec brio

Eponyme

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Il y a 2 ans

Merci beaucoup. Je suis en train de finir l'histoire, vraiment, là cette nuit, je suis sur le dernier chapitre. Il y a un moment où les deux timelines se fondent en une seule, et où presque tout se rejoint, y compris des tous petits détails. J'espère vraiment que le final de cette longue nuit de chasse te plaira, même s'il y a encore des chapitres éprouvants.

Mira Perry

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Il y a 2 ans

Oh magnifique ! Bon courage pour les dernières lignes alors

Lulu_K

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Il y a 2 ans

Un coup de main pour débloquer tes chapitres 👍 N'hésite pas a venir découvrir mon histoire la lumière à travers l'ombre 😉 et une petite aide pour débloquer les prochains chapitres ne serait pas de refus😉☺️

Eponyme

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Il y a 2 ans

Merci beaucoup, je vais t'aider à débloquer de ce pas !

Magali_Santos_auteur

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Il y a 2 ans

Coupe de pouce ^^

Eponyme

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Il y a 2 ans

Merci beaucoup !

Eleanor Peterson

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Il y a 2 ans

Retard rattrapé niveau like en attendant de te lire ;)

Eponyme

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Il y a 2 ans

Hihihi je suis une vraie fusée avec les chapitres ^_^ merci pour les likes
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