Fyctia
Celle qui tient la glace 12
Angad était dans la cuisine de la baraque commune, ce matin-là, et son ami Akseli lui apprenait la recette des semlor, des petits pains à la cardamome fourrés de crème fouettée à la vanille, traditionnels de chez lui. Angad prenait des notes dûment pour les refaire, en version végétalienne.
Kawisenhawe entra alors, et c’était suffisamment inhabituel pour les interpeller : elle ne foutait quasiment jamais les pieds dans la cuisine.
« Les garçons, je sais que vous fumez pas, mais y a pas un de vous deux qui va à Longyear aujourd’hui et qui pourrait me ramener des cigarettes ?
- Désolé, non, répondit Akseli. Mais j’y vais demain.
- Fais chier, j’en aurai pas assez pour tenir jusqu’à demain. »
Angad, surpris, perçut chez elle une nervosité inhabituelle. Jusqu’ici, il avait remarqué qu’elle fumait chaque jour, mais pas en grandes quantités. Il n’aurait pas cru qu’elle était à ce point accro à la nicotine. Il se souvint soudain.
« Moi j’en ai, des cigarettes, si tu veux.
- Sérieux ? »
La stupeur d’Oak était compréhensible, non seulement les sikhs ne buvaient pas, mais ils étaient également contre le tabac.
« Oui enfin, c’est pas à moi, c’est à ma directrice. Attends. »
Il alla chez lui et en revint avec un paquet coloré qu’il lui tendit.
« C’était dans le sac de l’ordi qu’elle m’a prêté, c’est elle qui fume ça, tu peux les avoir.
- C’est quoi ? s’étonna-t-elle en découvrant la forme étrange des clopes, enroulées dans des sortes de feuilles d’arbre.
- C’est des bidis, des cigarettes indiennes, tu connaissais pas ?
- Première fois que je vois ça.
- Je sais pas si ça va te plaire, le goût est un peu mentholé ; enfin je crois, moi j’ai juste senti l’odeur.
- Merci, tu me sauves. Je te revaudrai ça. »
Kawisenhawe s’avéra par la suite adorer les bidis. À tel point qu’elle demanda à son ami de lui en faire expédier d’autres. Elle lui confia alors son addiction de longue date à l’alcool et sa résolution récente d’arrêter totalement. C’était même pour ça qu’elle avait accepté ce contrat au Svalbard, à la base : s’éloigner du monde et des tentations. À Ny-Ålesund, il n’y avait pas de bistrot. Mais elle avait dû rapidement admettre la naïveté de son projet : les réserves étaient dûment approvisionnées en alcool, et ses collègues suédois buvaient comme des trous, en particulier Sven, qui se trouvait par malchance être son colocataire. Elle tenait bon, néanmoins, et en était à un peu plus de deux ans de sobriété.
« C’est la chasse qui m’a un peu préservée, d’une certaine manière, expliqua-t-elle. Ado, je picolais déjà, mais je me prenais pas des cuites monstrueuses chaque vendredi soir comme mes potes, parce que le lendemain, fallait que je sois debout à cinq heures pour partir avec mon père dans le bois, et ça c’était plus important que tout pour moi. Je me suis un peu modérée, mais ça m’a pas empêchée de devenir une buveuse chronique. J’ai compris qu’il fallait que j’arrête le jour où j’ai commencé à boire dès le matin, et à moins bien viser. J’ai tout essayé pour arrêter, mais le seul truc qui a marché, c’est le tabac. Je sais que c’est pas malin de remplacer une addiction par une autre, mais c’est le seul truc qui fonctionne à peu près pour l’instant. J’essayerai d’arrêter le tabac, mais seulement quand j’aurai atteint un stade où je pense pas à la bouteille chaque putain de jour. »
Les autres rigolaient du manège perpétuel d’Angad avec elle, de la façon dont il lui proposait et lui préparait du thé sans arrêt, comme s’il était son majordome anglais personnel. Mais lui savait pourquoi. C’était sa façon de la soutenir, à son modeste niveau.
Kawisehawe avait fini par le prendre comme colocataire. À la suite d’un conflit entre eux, dont Angad n’avait pas osé demander la nature, elle avait viré Sven, trop contente de se débarrasser de ses blagues lourdes, sa misogynie suintante, sa négligence domestique absolue, pour les remplacer par la serviabilité et la gentillesse purement désintéressée de son nouvel ami, qui faisait le ménage et cuisinait pour elle quotidiennement, et respectait scrupuleusement sa zone de confort et son besoin de solitude et de calme.
Un jour, Oak dut aller à Reykjavik, et elle en revint avec une grande rareté : un cadeau pour lui.
C’était un pull.
« Je savais pas trop si ça allait être ok pour toi, par rapport au fait que ce soit de la laine.
- Non, non ! Ça c’est différent ! C’est de l’artisanat, c’est traditionnel ! »
Deux mots magiques pour Angad.
Il y avait une étiquette accrochée après, qui expliquait que la laine provenait d’un très petit élevage de moutons de race typiquement islandaise, tenu par des vrais bergers, et que le pull était tricoté à la main. Il y avait même une photo de la petite dame âgée qui l’avait fabriqué, posant toute souriante, le visage rond et rouge comme une pomme, avec ses aiguilles et une pelote de laine fièrement brandies.
Angad fut si touché qu’il en déborda d’émotion, littéralement.
« C’est pas vrai, tu pleures ?
- C’est beaucoup trop beau comme cadeau, pour moi. »
Il planqua ses larmes dans le pull pressé contre sa figure.
« J’espérais que j’allais rencontrer des personnes chouettes, en venant ici, et me faire des amis… Mais une amie comme toi… c’est tellement…. tellement…
- Remets-toi, c’est qu’un pull.
- Il est magnifique. Je vais le garder toute ma vie, jura-t-il en s’essuyant les yeux.
- J’espère bien. Et j’espère aussi que tu vas vivre vieux, histoire de le rentabiliser. Il m’a coûté une vraie petite fortune. »
Il sourit, amusé comme toujours par son manque involontaire de tact.
« Mais je m’en fous, ajouta-t-elle, tu le mérites amplement. Moi par contre, la persévérance que tu mets à être ami avec une femme aussi blasée et rabat-joie que moi, alors que toi t’es un vrai petit soleil ambulant, je la mérite vraiment pas. »
Il venait de finir d’enfiler son cadeau.
« Ça te va bien, se réjouit-elle.
- S’il te plait, je peux te serrer dans mes bras ? »
Elle avait horreur que les gens la touchent en temps normal, mais l’autorisa, lui. Elle lui avait déjà expliqué que, dans les rares cas où elle appréciait le contact, ce qu’elle aimait le plus, c’était quand on l’écrabouillait quasiment au point de l’étouffer. Ce dont Angad, qui était grand et costaud, s’acquitta dûment, dans un câlin constricteur qui la fit glapir de joie.
« T’es parfaite comme tu es, Ówise. »
C’était comme ça qu’il l’appelait, parfois, pour faire plus court que son prénom complet, Ówise, juste glace.
« Quand je retournerai dans mon pays, je t’écrirai plein de lettres. Et je t’enverrai plein de beaux cadeaux. »
Elle rigola le nez dans sa laine.
« T’es pas obligé. Par contre, j’avoue, je veux bien te payer les frais d’expédition pour que tu deviennes mon fournisseur perpétuel de bidis, je suis tombée amoureuse de ces trucs.
- Je t’en enverrai plein ! Ça coûte rien du tout, ça, chez moi, je peux t’en envoyer jusqu’à la fin de ta vie ! »
Cette promesse, il allait la tenir.
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Mira Perry
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